vendredi 31 décembre 2010

Bonne Année 2011 !

Si tu es le rêveur, je suis ton rêve ;
mais si tu veux veiller, c'est bien moi ton vouloir.
De toutes les splendeurs je me fais éclatant,
et me polis comme un silence plein d'étoiles
sur la cité merveilleuse du temps.

Rainer Maria RILKE, Livre d'Heures. 1899-1906
(Traduction Jean Chuzeville)

mercredi 29 décembre 2010

Enigme ou capital ...

A l'horizon par les brouillards,
Les tintamarres des hasards,
Vagues, nous armons nos démons
Dans l'entre-deux sournois des monts.

Au rivage que nous fermons
Dome un géant sur les limons.
Nous rampons à ses pieds, lézards.
Lui, sur son char tel un César

Alfred JARRY, Les Minutes de Sable Mémorial (1894)

mardi 28 décembre 2010

Colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne ?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?

- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve ? - Non.

- Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Paul VERLAINE, Fêtes galantes

lundi 27 décembre 2010

Vierge incertaine

Toi qui verses, les nuits tendres, sur tes pieds blancs
Des larmes de statue oubliée et brisée,
Telle une douloureuse et mystique rosée,
Par qui se courbent les doux calices tremblants,

J'irai, ce soir, vers l'eau taciturne où bleuissent
De pâles fleurs, dans la triste mare d'azur,
Cueillir pour tes doigts longs l'iris antique et pur
Que les pleurs amoureux de la fontaine emplissent.

Ainsi, je t'aimerai dans ton droit vêtement,
Tes yeux morts dans les miens arrêtés longuement,
Avec ma fleur en tes mains vagues d'innocence;

Nous resterons longtemps muets, d'ombre voilés,
Et je t'adorerai sous ces bois violets
Où de pudiques lys grandissent en silence...

Paul VALERY (1891)

dimanche 26 décembre 2010

Hiver

Dans les vases meurent les fleurs,
Des tristes feuilles satinées,
Des roses, montent des senteurs
Fanées...

Dans les yeux coulent des pleurs
Et les douces larmes perlées
Glissent lentement dans les coeurs,
Fanées...

Dans l'âme des amants rêveurs
Courent les ivresses passées;
Leurs coeurs s'emplissent de douleurs
Fanées...

Jules SUPERVIELLE, Brumes du passé (1901)

vendredi 24 décembre 2010

Prayer for Peace

Almighty and merciful God, Father of all men, Creator and ruler of the universe,
 Lord of all history, whose designs are without blemish, whose compassion for
 the errors of men is inexhaustible, in your will is our peace.

 Mercifully hear this prayer which rises to you from the tumult and desperation
 of a world in which you are forgotten, in which your name is not invoked,
 your laws are derided and your presence is ignored. Because we do not 
know you, we have no peace.

 From the heart of an eternal silence, you have watched the rise of empires
 and have seen the smoke of their downfall. You have witnessed the impious 
fury of ten thousand fratricidal wars, in which great powers have torn whole 
continents to shreds in the name of peace and justice.

 (...) Grant light, grant strength and patience to all who work for peace.
 But grant us above all to see that our ways are not necessarily
 your ways, that we cannot fully penetrate the mystery of your
 designs and that the very storm of power now raging on this earth 
reveals your hidden will and your inscrutable decision.

 Grant us to see your face in the lightning of this cosmic storm,
 O God of holiness, merciful to men. Grant us to seek peace where
 it is truly found. In your will, O God, is our peace. 

Amen. 



Thomas Merton (1915-1968)
, Prayer for Peace

jeudi 23 décembre 2010

A Garden Beyond Paradise

Everything you see has its roots
in the unseen world.
The forms may change,
yet the essence remains the same.

Every wondrous sight will vanish,
every sweet word will fade.
But do not be disheartened,
The Source they come from is eternal—
growing, branching out,
giving new life and new joy.

Why do you weep?—
That Source is within you,
and this whole world
is springing up from it.

The Source is full,
its waters are ever-flowing;
Do not grieve,
drink your fill!
Don't think it will ever run dry—
This is the endless Ocean!

From the moment you came into this world,
a ladder was placed in front of you
that you might transcend it.

From earth, you became plant,
from plant you became animal.
Afterwards you became a human being,
endowed with knowledge, intellect and faith.

Behold the body, born of dust—
how perfect it has become!

Why should you fear its end?
When were you ever made less by dying?

When you pass beyond this human form,
no doubt you will become an angel
and soar through the heavens!

But don't stop there.
Even heavenly bodies grow old.

Pass again from the heavenly realm
and plunge into the ocean of Consciousness.
Let the drop of water that is you
become a hundred mighty seas.

But do not think that the drop alone
becomes the Ocean—
the Ocean, too, becomes the drop!

Jelaluddin RUMI, A Garden Beyond Paradise,
A Garden Beyond Paradise: The Mystical Poetry of Rumi
(translated by Jonathan Star).

mercredi 22 décembre 2010

Reflets

Sous l'eau du songe qui s'élève,
Mon âme a peur, mon âme a peur !
Et la lune luit dans mon coeur,
Plongé dans les sources du rêve.

Sous l'ennui morne des roseaux,
Seuls les reflets profonds des choses,
Des lys, des palmes et des roses,
Pleurent encore au fond des eaux.
Les fleurs s'effeuillent une à une
Sur le reflet du firmament,
Pour descendre éternellement
Dans l'eau du songe et dans la lune.

Maurice MAETERLINCK, Serres chaudes (1889)

mardi 21 décembre 2010

Amour triste

Je veux un amour plein de sanglots et de pleurs.
Je veux un amour triste ainsi qu'un ciel d'automne,
Un amour qui serait comme un bois planté d'ifs
Où dans la nuit le cor mélancolique sonne;
Je veux un amour triste ainsi qu'un ciel d'automne
Fait de remords très lents et de baisers furtifs.

Jean MOREAS

lundi 20 décembre 2010

Chanson de Mélisande

L'eau qui pleure et l'eau qui rit,
L'eau qui parle et l'eau qui fuit,
L'eau qui tremble dans la nuit...

L'anneau glisse et l'anneau luit,
L'anneau trouble l'eau qui fuit,
L'anneau tombe dans la nuit...

L'anneau tombe et la couronne,
Que les anges nous pardonnent!...
La couronne tombe aussi
Dans l'eau froide et dans la nuit...

Maurice MAETERLINCK, Serres chaudes (1889)

dimanche 19 décembre 2010

Dieu est amour

D'être aimant et/ou aimé, de ne pas pouvoir l'être hors de la rencontre de l'autre dans le rapport à l'Autre, voilà le moment de Dieu. Il s'y révèle comme l'absolu du don : la source même de la vie de tous. "Dieu est amour", dit saint Jean.

Denis VASSE, L'arbre de la voix.

samedi 11 décembre 2010

ALMS

My heart is what it was before,
A house where people come and go;
But it is winter with your love,
The sashes are beset with snow.

I light the lamp and lay the cloth,
I blow the coals to blaze again;
But it is winter with your love,
The frost is thick upon the pane.

I know a winter when it comes:
The leaves are listless on the boughs;
I watched your love a little while,
And brought my plants into the house.

I water them and turn them south,
I snap the dead brown from the stem;
But it is winter with your love, -
I only tend and water them.

There was a time I stood and watched
The small, ill-natured sparrows' fray;
I loved the beggar that I fed,
I cared for what he had to say,

I stood and watched him out of sight;
Today I reach around the door
And set a bowl upon the step;
My heart is what it was before,

But it is winter with your love;
I scatter crumbs upon the sill,
And close the window, - and the birds
May take or leave them, as they will.

Edna ST. VINCENT MILLAY, Second April

dimanche 28 novembre 2010

La Parole

Le visage de l'enfant - d'un adulte aussi - s'épanouit quand la voix atteint au coeur et est touché par ce qui parle, crée et recrée l'homme dans un rapport animé par l'Esprit. On peut dire qu'il est rendu à son statut de fils des vivants.

Denis VASSE, L'arbre de la voix (2010)

jeudi 25 novembre 2010

Amor

...ce sentiment impérieux, violent, nouveau et fort qui a pour nom l'amour. Sentiment envahissant et suprême, vivifiant. Source nouvelle d'une énergie qu'on avait crue épuisée et qui se retrouve à disposition, intégrale. L'amour, étrange. Les foules de poètes, philosophes, littérateurs l'ont décrit, chanté, décortiqué, dans toutes les langues, sans jamais réussir à en donner une définition transmissible. Sans jamais, d'ailleurs, que cette définition fût nécessaire pour qu'il fût reconnu par qui, brutalement, se mettra à l'éprouver. Différent de l'attente, de la ferveur, de l'impatience ou du plaisir. Les mêlant sans les épuiser et y adjoignant encore bien d'autres choses indicibles.

Aldo NAOURI, Une place pour le père (1985)

vendredi 12 novembre 2010

Zone

Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'âge
Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans
J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps
Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais
sangloter
Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918)

jeudi 11 novembre 2010

Novembre

Un filet de sang
Aux lèvres de l'aube
Le temps qui se sauve
La nuit qui descend

Le vent sur la terre
Les mains sur les haches
Le ciel qui se cache
Les coeurs grands ouverts

L'attente, l'attente
Le mal plus profond
La plaie plus au fond
Plus creuse, géante

La mer à combler
La saline à boire
La haine, la gloire
A désassembler

Les fruits de l'hiver
Le froid qui les brûle
Le feu dans nos rues
Le fer et l'enfer

Le mal de Novembre
Quel homme dira
Qu'il fut dans nos bras
Si dur et si tendre

Pierre SEGHERS (1942)

mardi 9 novembre 2010

Hymne de la Liberté

O mémoire des morts exhalée de la terre
Lumière qui montais du silence et du sol
Tu faiblis, et dans le passé les pas se perdent
L'homme au soir des nations est seul. Les tyrans
Ont soumis jusqu'aux monts ultimes de l'histoire
Et réprimé le pouls des fleuves sous leur poids :
Leurs géantes statues défient la nuit géante
A leur front luit une escarboucle de malheur
Dont la lueur séduit la misère des hommes
Car un froid noir rayonne d'elle, et dans le sang
Allume les ardeurs sans nom de la ténèbre

Tandis qu'en haut avec la liberté le Ciel se meurt.

(...)

O mes frères dans les prisons vous êtes libres
Libres les yeux brûlés les membres enchaînés
Le visage troué les lèvres mutilées
Vous êtes ces arbres violents et torturés
Qui croissent plus puissants parce qu'on les émonde
Et sur tout le pays d'humaine destinée
Votre regard d'hommes vrais est sans limites
Votre silence est la paix terrible de l'éther.

Par-dessus les tyrans enroués de mutisme
Il y a la nef silencieuse de vos mains
Par-dessus l'ordre dérisoire des tyrans
Il y a l'ordre des nuées et des cieux vastes
Il y a la respiration des monts très bleus
Il y a les libres lointains de la prière
Il y a les larges fronts qui ne se courbent pas
Il y a les astres dans la liberté de leur essence
Il y a les immenses moissons du devenir
Il y a dans les tyrans une angoisse fatale
Qui est la liberté effroyable de Dieu.

Pierre EMMANUEL (Alger, 1942)

mardi 2 novembre 2010

Pensée des morts

Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s'élève
Et gémit dans le vallon,
Voilà l'errante hirondelle
Qui rase du bout de l'aile
L'eau dormante des marais,
Voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts.

C'est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents;
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants :
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
Que l'aigle abandonne aux airs,
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
A l'approche des hivers.

C'est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu'à la lumière
Dieu n'a pas laissés mûrir !
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison,
Et quand je dis en moi-même :
Où sont ceux que mon coeur aime ?
Je regarde le gazon.

C'est un ami de l'enfance,
Qu'aux jours sombres du malheur
Nous prêta la Providence
Pour appuyer notre coeur;
Il n'est plus; notre âme est veuve,
Il nous suit dans notre épreuve
Et nous dit avec pitié :
Ami, si ton âme est pleine,
De ta joie ou de ta peine
Qui portera la moitié ?

C'est une jeune fiancée
Qui, le front ceint du bandeau,
N'emporta qu'une pensée
De sa jeunesse au tombeau;
Triste, hélas ! dans le ciel même,
Pour revoir celui qu'elle aime
Elle revient sur ses pas,
Et lui dit : Ma tombe est verte !
Sur cette terre déserte
Qu'attends-tu ? Je n'y suis pas !

C'est l'ombre pâle d'un père
Qui mourut en nous nommant;
C'est une soeur, c'est un frère,
Qui nous devance un moment;
Tous ceux enfin dont la vie
Un jour ou l'autre ravie,
Emporte une part de nous,
Murmurent sous la poussière :
Vous qui voyez la lumière,
Vous souvenez-vous de nous ?

Alphonse de LAMARTINE, Harmonies poétiques et religieuses (1830)

dimanche 31 octobre 2010

All Hallows Eve

Ma réalité reste toujours quelque peu fantastique. Au fond je n'arrive jamais à y croire tout à fait.

André GIDE, Journal (23 juin 1930)

vendredi 29 octobre 2010

Mon coeur a plus d'amour ...

Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe encore pleine;
Puisque j'ai dans tes mains posé mon front pâli;
Puisque j'ai respiré parfois la douce haleine
De ton âme, parfum dans l'ombre enseveli;

Puisqu'il me fut donné de t'entendre me dire
Les mots où se répand le coeur mystérieux;
Puisque j'ai vu pleurer, puisque j'ai vu sourire
Ta bouche sur ma bouche et tes yeux sur mes yeux;

Puisque j'ai vu briller sur ma tête ravie
Un rayon de ton astre, hélas ! voilé toujours;
Puisque j'ai vu tomber dans l'onde de ma vie
Une feuille de rose arrachée à tes jours;

Je puis maintenant dire aux rapides années :
- Passez ! passez toujours ! je n'ai plus à vieillir !
Allez-vous en avec vos fleurs toutes fanées;
J'ai dans l'âme une fleur que nul ne peut cueillir !

Votre aile en le heurtant ne fera rien répandre
Du vase où je m'abreuve et que j'ai bien rempli.
Mon âme a plus de feu que vous n'avez de cendre !
Mon coeur a plus d'amour que vous n'avez d'oubli !

Victor HUGO, Les Chants du crépuscule (1835)

mardi 26 octobre 2010

A Prayer for My Daughter (fragment)

Once more the storm is howling, and half hid
Under this cradle-hood and coverlid
My child sleeps on. There is no obstacle
But Gregory's wood and one bare hill
Whereby the haystack and roof-levelling wind,
Bred on the Atlantic, can be stayed;
And for an hour I have walked and prayed
Because of the great gloom that is in my mind.

I have walked and prayed for this young child an hour
And heard the sea-wind scream upon the tower,
And under the arches of the bridge, and scream
In the elms above the flooded stream;
Imagining in excited reverie
That the future years had come,
Dancing to a frienzied drum,
Out of the murderous innocence of the sea.

(...)

My mind, because the minds that I have loved,
The sort of beauty that I have approved,
Prosper but little, has dried up of late,
Yet knows that to be choked with hate
May well be of all evil chances chief.
If there's no hatred in a mind
Assault and battery of the wind
Can never tear the linnet from the leaf.

William Butler YEATS, Michael Robartes and the Dancer (1921)

lundi 20 septembre 2010

Dame souris

Dame souris trotte,
Noire dans le gris du soir...
Dame souris trotte,
Grise dans le noir.

Un nuage passe...
Il fait noir comme dans un four !
Un nuage passe,
Tiens, le petit jour !

Dame souris trotte,
Rose dans les rayons bleus...
Dame souris trotte,
Debout, paresseux !

Paul VERLAINE

dimanche 19 septembre 2010

Le sérieux de l'existence

On est saisi de perplexité lorsqu'à propos d'une circonstance quelconque on voit ce que l'homme moderne prend au sérieux et ce qu'il prend avec insouciance. Il semble parfois que plus les choses se rapprochent du noyau de son existence, moins elles ont de poids pour lui. La Révélation l'affirme : notre vie si déficiente a un sens absolu, et les oeuvres de la terre décident de l'existence éternelle.

Romano GUARDINI, Les fins dernières

samedi 18 septembre 2010

Lumière et poésie

Tous les poètes se sont tourmentés, se sont étonnés et ont connu la joie. L'admiration pour un grand passage en poésie ne va jamais à sa stupéfiante habileté mais à la nouveauté de la découverte qu'il contient. Même quand nous éprouvons une palpitation de joie à trouver un adjectif accouplé avec succès à un substantif, un adjectif et un substantif jamais encore vus ensemble, ce qui nous émeut, ce n'est pas de la surprise devant l'élégance de la chose, mais de l'étonnement devant cette réalité nouvelle mise en lumière.

Cesare PAVESE, Le métier de vivre

dimanche 12 septembre 2010

Oremus

Jusqu'à maintenant, je ne savais pas où j'allais dans ma recherche de Dieu; mais puisque tu me conduis vers la lumière, Seigneur, que je trouve Dieu grâce à toi et que je reçois de toi le Père, voilà que je suis devenu ton cohéritier puisque tu ne rougis pas de ton frère.
Laissons donc de côté, oui, laissons de côté l'oubli de la vérité, rejetons l'ignorance et les ténèbres qui sont un obstacle sur la route comme un brouillard devant les yeux, et livrons-nous à la contemplation de Celui qui est réellement le Dieu véritable.

Clément d'Alexandrie
, Protreptique, XI, 114.

samedi 11 septembre 2010

Justice.Vérité...

Justice. Vérité, si ma main, si ma bouche,
Si mes pensers les plus secrets
Ne froncèrent jamais votre sourcil farouche,
Et si les infâmes progrès,
Si la risée atroce, ou, plus atroce injure,
L'encens de hideux scélérats
Ont pénétré vos coeurs d'une longue blessure ;
Sauvez-moi. Conservez un bras
Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
Mourir sans vider mon carquois
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !
Ces vers cadavéreux de la France asservie,
Égorgée ! O mon cher trésor,
O ma plume ! Fiel, bile, horreur. Dieux de ma vie!
Par vous seul je respire encor :
Comme la poix brûlante, agitée en ses veines
Ressuscite un flambeau mourant,
Je souffre ; mais je vis. Par vous, loin de mes peines,
D'espérance un vaste torrent
Me transporte. sans vous, comme un poison livide,
L'invisible dent du chagrin,
Mes amis opprimés, du menteur homicide
Les succès, le sceptre d'airain ;
Des bons proscrits par lui la mort ou la ruine,
L'opprobre de subir sa loi,
Tout eut tari ma vie ; ou, contre ma poitrine
Dirigé mon poignard. Mais quoi !
Nul ne resterait donc pour attendrir l'histoire
Sur tant de justes massacres.
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire,
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance ?
Pour descendre jusqu'aux enfers
Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà levé sur ces pervers ?
Pour cracher leurs noms, pour chanter leur supplice ?
Allons, étouffe tes clameurs ;
Souffre, o coeur gros de haine, affamé de justice ;
Toi, Vertu, pleure, si je meurs.

André CHENIER, Iambes (1)
____________________________

(1) Pour le texte complet, voir : http://fr.wikisource.org/wiki/%C2%AB_Comme_un_dernier_rayon_%C2%BB

samedi 28 août 2010

Pluie d'été

Il a plu en moi, une pluie d'été,
de gros grains de raisins sur ma vitre éclatés,
mon feuillage en fut ébloui.

Il a plu en moi, une pluie d'été,
des colombes d'argent de mes toits s'envolèrent,
ma terre a couru les pieds nus.

Il a plu en moi, une pluie d'été,
dans mon tramway en marche une femme a sauté,
ses jambes blanches aspergées.
Il a plu en moi, une pluie d'été,
qui n'a pu rafraîchir ma tristesse.

Il a plu en moi, une pluie d'été,
elle est tombée soudain, soudain s'est arrêtée.
La chaleur stagnante est restée
aveugle sur la voie aux rails déjà rouillés.

Nazim HIKMET (6 août 1960)

vendredi 27 août 2010

Where My Books go

All the words that I utter,
And all the words that I write,
Must spread out their wings untiring,
And never rest in their flight,
Till they come where your sad, sad heart is,
And sing to you in the night,
Beyond where the waters are moving,
Storm-darken’d or starry bright.

William Butler YEATS

mercredi 25 août 2010

Passion et amour

La passion érotique et l'amour métaphysique s'allument tous deux dans la jeunesse, tous deux sont prêts à tous les sacrifices, et se vouent à un objet unique. Mais alors que, dans la passion, il se trouve une conscience imaginaire d'éternité, celle que procure l'ivresse, dans l'amour, c'est la volonté de durée qui se trouve dans le temps. La passion est liée à l'événement; elle vient et elle va. L'amour a le sens profond du "pour toujours" et de "toujours". Il arrive une fois dans la vie, et une seule. La passion est aveugle sur l'essentiel, l'amour clairvoyant sur tout."

Karl JASPERS, Initiation à la méthode philosophique

mardi 24 août 2010

Ebb

I know what my heart is like
Since your love died:
It is like a hollow ledge
Holding a little pool
Left there by the tide,
A little tepid pool,
Drying inward from the edge.

Edna ST. VINCENT MILLAY, Second April
***
Reflux

Je sais à quoi ressemble mon coeur
Depuis que ton amour est mort:
Il ressemble à un rocher creux
Avec, dedans, une petite flaque d'eau
Que la marée y a laissée,
Une petite flaque d'eau tiède
Qui s'évapore à partir des bords.

(ma traduction)

lundi 23 août 2010

L'évidente nécessité de la mémoire

Si le ressouvenir - la remembrance - des événements psychiques (et factuels tout aussi bien) fait défaut, le passé ne sera pas différencié du présent, il l'infiltrera de part en part, et déterminera le futur : un destin, à coup sûr funeste, tiendra lieu d'histoire.
Le mot d'ordre est alors : "Souviens-toi", ce qu'au plan collectif on appelle aujourd'hui le devoir de mémoire.

Jean-Bertrand PONTALIS, Ce temps qui ne passe pas (1997)

dimanche 22 août 2010

Plainte d'un croyant

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi :
L'un veut que, plein d'amour pour toi,
Mon coeur te soit toujours fidèle;
L'autre, à tes volontés rebelle,
Me révolte contre ta loi.

L'un, tout esprit et tout céleste,
Veut qu'au ciel sans cesse attaché,
Et des biens éternels touché,
Je compte pour rien tout le reste;
Et l'autre, par son poids funeste,
Me tient vers la terre penché.

Hélas ! en guerre avec moi-même,
Où pourrai-je trouver la paix ?
Je veux, et n'accomplis jamais.
Je veux, mais, ô misère extrême !
Je ne fais pas le bien que j'aime,
Et je fais le mal que je hais.

Ô grâce, ô rayon salutaire !
Viens me mettre avec moi d'accord,
Et domptant par un doux effort
Cet homme qui t'est si contraire,
Fais ton esclave volontaire
De cet esclave de la mort.

Jean RACINE

samedi 14 août 2010

La sincérité est le pari de l'homme

La dignité de l'homme, c'est d'apercevoir la vérité. C'est par la vérité seule que nous sommes affranchis, et seule la liberté nous prépare sans restriction a la vérité.
La vérité est-elle la dernière signification qu'il y ait, pour l'homme, dans le monde ? La sincérité est-elle l'exigence dernière ? Nous le croyons, car la véracité, sincère, sans arrière-pensée et incapable de se perdre en opinions, coïncide avec l'amour.

Karl JASPERS, Initiation a la méthode philosophique

vendredi 23 juillet 2010

Urgence

Je ne suis pas sûr que l'humanité ait cent ans pour réfléchir. Il faut agir aujourd'hui.

Andreï MAKINE
, in le quotidien Izvestia

mercredi 21 juillet 2010

L'espace du rêve

... le rêve n'est pas seulement un rébus qu'on décrypte, un texte qu'on déchiffre mais un espace en nous qui s'ouvre ou ne s'ouvre pas et qui, s'il parvient à s'ouvrir, donne à notre perception du monde et de nous-même une tout autre dimension.

Jean-Bertrand PONTALIS, Le Dormeur éveillé

mardi 20 juillet 2010

Hommage à la vie

C’est beau d’avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un cœur continu,
Et d’avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D’avoir aimé la terre,
La lune et le soleil
Comme des familiers
Qui n’ont pas leurs pareils,
Et d’avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
A sa monture noire,
D’avoir donné visage
A ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivage
A d’errants continents,
Et d’avoir atteint l’âme
A petits coups de rame
Pour ne l’effaroucher
D’une brusque approchée.
C’est beau d’avoir connu
L’ombre sous le feuillage
Et d’avoir senti l’âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans les veines
Et doré son silence
De l’étoile Patience,
Et d’avoir tous ces mots
Qui bougent dans la tête
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D’avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée
De l’avoir enfermée
Dans cette poésie.

Jules SUPERVIELLE, Hommage à la Vie

lundi 12 juillet 2010

Il nous faudrait voir

Le plus insupportable dans la perte, serait-ce la perte de vue ? Annoncerait-elle, chez l'autre, l'absolu retrait d'amour et, en nous, l'inquiétude d'une infirmité foncière : ne pas être capable d'aimer l'invisible ?

Jean-Bertrand PONTALIS
, Perdre de vue

jeudi 17 juin 2010

18 Juin 2010

Je vous salue ma France arrachée aux fantômes
O rendue à la paix Vaisseau sauvé des eaux
Pays qui chante Orléans Beaugency Vendôme
Cloches cloches sonnez l'angélus des oiseaux

Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle
Jamais trop mon tourment mon amour jamais trop
Ma France mon ancienne et nouvelle querelle
Sol semé de héros ciel plein de passereaux

Je vous salue ma France où les vents se calmèrent
Ma France de toujours que la géographie
Ouvre comme une paume aux souffles de la mer
Pour que l'oiseau du large y vienne et se confie

Je vous salue ma France où l'oiseau de passage
De Lille à Roncevaux de Brest au Mont Cenis
Pour la première fois a fait l'apprentissage
De ce qu'il peut coûter d'abandonner un nid

Patrie également à la colombe ou l'aigle
De l'audace et du chant doublement habitée
Je vous salue ma France où les blés et les seigles
Mûrissent au soleil de la diversité ...

Heureuse et forte enfin qui portez pour écharpe
Cet arc-en-ciel témoin qu'il ne tonnera plus
Liberté dont frémit le silence des harpes
Ma France d'au-delà le déluge salut

Louis ARAGON, Le Musée Grévin

Pour le 70ème anniversaire de l'Appel du Général de Gaulle.

mercredi 16 juin 2010

Le droit de l'homme

En entrant dans la cathédrale, j'ai remarqué un bébé porté dans les bras de sa mère. (...)
Ce bébé, quel est son droit ? Quels sont ses droits ? Quel juriste peut mieux que sa mère répondre à cette question ? "Tu as tous les droits, mon fils. Tu as tous les droits sur moi, car je t'aime".
Son droit, c'est l'amour dont il est aimé; c'est aussi sa dignité. Alors qu'il est encore sans défense, sans revendication, sans parole. Ou plutôt qu'il s'exprime d'une façon que seul l'amour de sa mère qui l'aime peut comprendre. Seul cet amour peut le reconnaître et le faire reconnaître.
Le droit de l'homme, notre droit, c'est l'amour dont nous sommes aimés.

Jean-Marie LUSTIGER
, Dieu merci, les droits de l'homme

mardi 15 juin 2010

I have no life but this

I have no life but this,
To lead it here;
Nor any death, but lest
Dispelled from there;

Nor tie to earths to come
Nor action new,
Except through this extent,
The realm of you.
....

Not knowing when the dawn will come
I open every door;
Or has it feathers like a bird,
Or billows like a shore ?

Emily DICKINSON, Selected Poems and letters (edited by Robert N. Linscott)

lundi 14 juin 2010

Chant d'automne (fragment)

J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre coeur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.

Courte tâche ! La tombe attend; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,
De l'arrière-saison le rayon jaune et doux !

Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal

dimanche 13 juin 2010

Offrande

Le monde t'appartient, maintenant et à jamais
Et parce que tu n'as point de désirs, ô mon roi, tu ne prends point plaisir en tes richesses.
Et elles sont comme si elles n'étaient pas.
C'est pourquoi, à travers le temps qui coule si lent, tu me donnes ce qui est à toi, et sans cesse reconquiers en moi ton royaume.
Jour à jour tu demandes à mon coeur ton soleil levant, et tu trouves ton amour sculpté dans l'image de ma vie.

Rabindranath TAGORE, La Corbeille de fruits

samedi 12 juin 2010

Le Naufragé

Avec la brise en poupe et par un ciel serein,
Voyant le Phare fuir à travers la mâture,
Il est parti d'Egypte au lever de l'Arcture,
Fier de sa nef rapide aux flancs doublés d'airain.

Il ne reverra plus le môle Alexandrin.
Dans le sable où pas même un chevreau ne pâture
La tempête a creusé sa triste sépulture;
Le vent du large y tord quelque arbuste marin.

Au pli le plus profond de la mouvante dune,
En la nuit sans aurore et sans astre et sans lune,
Que le navigateur trouve enfin le repos.

O Terre, ô Mer, pitié pour son Ombre anxieuse !
Et sur la rive hellène où sont venus ses os,
Soyez-lui, toi, légère, et toi, silencieuse.

José-Maria de HEREDIA, Les Trophées (1893)

vendredi 11 juin 2010

Green

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
Et puis voici mon coeur, qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux.

J'arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée,
Rêve des chers instants qui la délasseront.

Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers;
Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête,
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

Paul VERLAINE, Romances sans paroles, Aquarelles

mercredi 9 juin 2010

Humaniser

Alors que nous pourrions passer cette brève permission qu'est l'existence à la façon d'une plante, d'un laurier - pourquoi avons-nous à la vivre en hommes ? Non certes pour nous assurer un bonheur hasardeux qui n'anticipe jamais que sur une perte inévitable et prochaine, mais parce que nous avons à répondre à un certain appel qui nous est adressé.

Gabriel MARCEL, Homo viator (1944)

mardi 8 juin 2010

Tu m'as trouvé ...

Tu m'as trouvé comme un caillou que l'on ramasse sur la plage
Comme un bizarre objet perdu dont nul ne peut dire l'usage
Comme l'algue sur un sextant qu'échoue à terre la marée
Comme à la fenêtre un brouillard qui ne demande qu'à entrer
Comme le désordre d'une chambre d'hôtel qu'on n'a pas faite
Un lendemain de carrefour dans les papiers gras de la fête
Un voyageur sans billet assis sur le marchepied du train
Un ruisseau dans leur champ détourné par les mauvais riverains
Une bête des bois que les autos ont prise dans leurs phares
Comme un veilleur de nuit qui s'en revient dans le matin blafard
Comme un rêve mal dissipé dans l'ombre noire des prisons
Comme l'affolement d'un oiseau fourvoyé dans la maison
Comme au doigt de l'amant trahi la marque rouge d'une bague
Une voiture abandonnée au beau milieu d'un terrain vague
Comme une lettre déchirée éparpillée au vent des rues
Comme le hâle sur les mains qu'a laissé l'été disparu
Comme le regard égaré de l'être qui voit qu'il s'égare
Comme les bagages laissés en souffrance dans une gare
Comme une porte quelque part ou peut-être un volet qui bat
Le sillon pareil du coeur et de l'arbre où la foudre tomba
Une pierre au bord de la route en souvenir de quelque chose
Un mal qui n'en finit pas plus que la couleur des ecchymoses
Comme au loin sur la mer la sirène inutile d'un bateau
Comme longtemps après dans la chair la mémoire du couteau
Comme le cheval échappé qui boit l'eau sale d'une mare
Comme un oreiller dévasté par une nuit de cauchemars
Comme une injure au soleil avec de la paille dans les yeux
Comme la colère à revoir que rien n'a changé sous les cieux
Tu m'as trouvé dans la nuit comme une parole irréparable
Comme un vagabond pour dormir qui s'était couché dans l'étable
Comme un chien qui porte un collier aux intiales d'autrui
Un homme des jours d'autrefois empli de fureur et de bruit

Louis ARAGON, Le Roman inachevé (1956)

mercredi 2 juin 2010

The Shepherd

How sweet is the Shepherds sweet lot,
From the morn to the evening he strays :
He shall follow his sheep all the day
And his tongue shall be filled with praise.

For he hears the lambs innocent call.
And he hears the ewes tender reply.
He is watchful while they are in peace,
For they know when their Shepherd is nigh.

William BLAKE, Song of Innocence and of Experience

Qu'il est doux le doux sort du Berger,
Du matin au soir il bat la campagne :
Tout le jour il suit ses moutons
Et sa bouche est emplie de louanges.

Car il entend l'appel innocent des agneaux.
Et il entend la tendre réponse des brebis.
Il veille et ils sont en paix
Car ils savent que leur Berger est auprès d'eux.


(ma traduction littérale)

mardi 1 juin 2010

L'inter-dit

« L’amour n’est pas à proprement parler une possibilité, mais plutôt le franchissement de quelque chose qui pouvait apparaître comme impossible. »

Alain BADIOU
, Eloge de l'amour

dimanche 30 mai 2010

Aux travailleuses

Des joies parallèles à la fatigue. Des joies sensibles. Manger, se reposer, les plaisirs du dimanche... Mais non pas l'argent.
Nulle poésie concernant le peuple n'est authentique si la fatigue n'y est pas, et la faim et la soif issues de la fatigue.

Simone WEIL, La Pesanteur et la Grâce

samedi 29 mai 2010

Adoration

Tel l'océan de juillet sous la brise,
ton corps dispense l'ivresse fraîche et bonne :
neige et roses.

Rosée dans la forêt de mai, merisiers près de la source
n'ont pas de plus doux parfum
que tes lèvres parfumées.
Splendeur éblouissante de l'être -
vois la poussière où tu marches
avec adoration baiser
le balbutiant
esclave.

Vilhelm EKELUND (1880-1940)

vendredi 28 mai 2010

La dernière douane

Depuis que le silence
n'est plus le père de la musique
depuis que la parole a fini d'avouer
qu'elle ne nous conduit qu'au silence
les gouttières pleurent
il fait noir et il pleut

Dans l'oubli des noms et des souvenirs
il reste quelque chose à dire
entre cette pluie et Celle qu'on attend
entre le sarcasme et le testament
entre les trois coups de l'horloge
et les deux battements du sang

Mais par où commencer
depuis que le midi du pré
refuse de dire pourquoi
nous ne comprenons la simplicité
que quand le coeur se brise

Nicolas BOUVIER, Le dehors et le dedans (Genève, avril 1983)

jeudi 27 mai 2010

La joie

Un jour je rencontrerai la Vie en moi, la joie qui se cache dans ma vie, quoique les jours troublent mon sentier de leur inutile poussière.
Je l'ai reconnue par éclairs, et son souffle incertain, en venant jusqu'à moi, a parfumé un instant mes pensées.
Un jour, je la rencontrerai en dehors de moi, la joie qui habite derrière l'écran de lumière - je serai dans la submergeante solitude, où toutes choses sont vues comme par leur créateur.

Rabindranath TAGORE, La corbeille de fruits

mercredi 26 mai 2010

La rose

Je suis belle car j'ai poussé dans le jardin de mon amant.
Dehors sous la pluie printanière j'ai bu le désir,
dehors sous le soleil j'ai bu le feu -
maintenant je suis ouverte et j'attends.

Edith SODERGRAN, le Pays qui n'est pas, trad. fçse. par Pierre Naert (1954)

mardi 25 mai 2010

Attente

C'est une folle toute nue
Qui se prend pour une statue,
Elle allonge le bras, bizarre,
Ridé, qui se veut de Carrare.
Sa tête et son coeur savent bien
Que les voilà marmoréens,
Et l'on comprend qu'elle est très fière
De se sentir Vénus de pierre.
Elle attend les adorateurs
Qui viendront lui montrer leur coeur;
Et, tournant les yeux vers la porte,
De ses yeux pointus les exhorte
A s'approcher de sa blancheur,
Mais elle est noire à faire peur.

Jules SUPERVIELLE, La Fable du monde

lundi 24 mai 2010

Love song III

Quand tisonner les mots pour un peu de couleur
ne sera plus ton affaire
quand le rouge du sorbier et la cambrure des filles
ne te feront plus regretter ta jeunesse
quand un nouveau visage tout écorné d'absence
ne fera plus trembler ce que tu croyais solide
quand le froid aura pris congé du froid
et l'oubli dit adieu à l'oubli
quand tout aura revêtu la silencieuse opacité du
houx

ce jour-là
quelqu'un t'attendra au bord du chemin
pour te dire que c'était bien ainsi
que tu devais terminer ton voyage
démuni
tout à fait démuni

Nicolas BOUVIER, Le dehors et le dedans

dimanche 23 mai 2010

Esprit Saint

Je Te rends grâce de ce que Toi, Etre divin au-dessus de tous les êtres, Tu Te sois fait un seul esprit avec moi - sans confusion, sans altération - et que Tu devins pour moi tout en tout : la nourriture ineffable, distribuée gratuitement, qui se déverse des lèvres de mon âme, qui coule abondamment de la source de mon coeur; le vêtement resplendissant qui me couvre et me protège et qui consume les démons; la purification qui me lave de toute souillure par ces saintes et perpétuelles larmes que Ta présence accorde à ceux que Tu visites. Je Te rends grâces de T'être révélé à moi, comme le jour sans crépuscule, comme le soleil sans déclin, ô Toi qui n'as pas de lieu où Te cacher; car jamais Tu ne T'es dérobé : jamais Tu n'as dédaigné personne et c'est nous, au contraire, qui nous cachons ne voulant pas aller vers Toi."

Saint SYMEON, Introduction aux hymnes de l'Amour divin

samedi 22 mai 2010

La Cordillera de los Andes

La première impression est terrible et proche du désespoir.
L'horizon d'abord disparaît.
Les nuages ne sont pas tous plus hauts que nous.
Infiniment et sans accidents, ce sont, où nous sommes,
Les hauts plateaux des Andes qui s'étendent, qui
s'étendent.

Le sol est noir et sans accueil.
Un sol venu du dedans.
Il ne s'intéresse pas aux plantes.
C'est une terre volcanique.
Nu ! et les maisons noires par-dessus,
Lui laissent tout son nu;
Le nu noir du mauvais.

Qui n'aime pas les nuages,
Qu'il ne vienne pas à l'Equateur.
Ce sont les chiens fidèles de la montagne,
Grands chiens fidèles;
Couronnent hautement l'horizon;
L'altitude du lieu est de 3000 mètres, qu'ils disent,
Est dangereuse qu'ils disent, pour le coeur, pour la
respiration, pour l'estomac
Et pour le corps tout entier de l'étranger.

Trapus, brachycéphales, à petits pas,
Lourdement chargés marchent les Indiens dans cette
ville, collée dans un cratère de de nuages.
Où va-t-il, ce pélerinage voûté ?
Il se croise et s'entrecroise et monte; rien de plus :
c'est la vie quotidienne.
Quito et ses montagnes.
Elles tombent sur lui, puis s'étonnent, se retiennent,
calment leurs langues ! c'est chemin; sur ce, on
les pave.
Nous fumons tous ici l'opium de la grande altitude,
voix basse, petits pas, petit souffle.
Peu se disputent les chiens, peu les enfants, peu rient.

Henri MICHAUX
, Qui je fus in L'espace du dedans (1927)

mardi 11 mai 2010

Mutability

I
The flower that smiles to-day
To-morrow dies;
All that we wish to stay
Tempts and then flies.
What is this world's delight ?
Lightning that mocks the night,
Brief even as bright.

II
Virtue, how frail it is !
Friendship how rare !
Love, how it sells poor bliss
For proud despair !
But we, though soon they fall,
Survive their joy, and all
Which ours we call.

III
Whilst skies are blue and bright,
Whilst flowers are gay,
Whilst eyes that change ere night
Make glad the day;
Whilst yet the calm hours creep,
Dream thou - and from thy sleep
Then wake to weep.

Percy Bysshe SHELLEY
, Posthumous Poems (1824)

lundi 10 mai 2010

La solitude est verte

Chasseresse ou dévote ou porteuse de dons
La solitude est verte en des landes hantées
Comme chansons du vent aux provinces chantées
Comme le souvenir lié à l'abandon.

La solitude est verte.

Verte comme verveine au parfum jardinier
Comme mousse crépue au bord de la fontaine
Et comme le poisson messager des sirènes,
Verte comme la science au front de l'écolier.

La solitude est verte.

Verte comme la pomme en sa simplicité,
Comme la grenouille, coeur glacé des vacances,
Verte comme tes yeux de désobéissance,
Verte comme l'exil où l'amour m'a jeté.

La solitude est verte.

Louise de VILMORIN, Le Sable du sablier (1945)

dimanche 9 mai 2010

Fête des Mères

"Elle conservait avec soin toutes ces choses et les méditait en son coeur." (Luc 2, 51)

Marie, dans cette étonnante parole, est en train de fonder la foi.

France QUERE, Marie

samedi 8 mai 2010

Je vous salue, ma France

Je vous salue ma France arrachée aux fantômes
O rendue à la paix Vaisseau sauvé des eaux
Pays qui chante Orléans Beaugency Vendôme
Cloches cloches sonnez l'angélus des oiseaux

Je vous salue ma France aux yeux de tourterelle
Jamais trop mon tourment mon amour jamais trop
Ma France mon ancienne et nouvelle querelle
Sol semé de héros ciel plein de passereaux

Je vous salue ma France où les vents se calmèrent
Ma France de toujours que la géographie
Ouvre comme une paume aux souffles de la mer
Pour que l'oiseau du large y vienne et se confie

Je vous salue ma France où l'oiseau de passage
De Lille à Roncevaux de Brest au Mont Cenis
Pour la première fois a fait l'apprentissage
De ce qu'il peut coûter d'abandonner un nid

Patrie également à la colombe ou l'aigle
De l'audace et du chant doublement habitée
Je vous salue ma France où les blés et les seigles
Mûrissent au soleil de la diversité...

Heureuse et forte enfin qui portez pour écharpe
Cet arc-en-ciel témoin qu'il ne tonnera plus
Liberté dont frémit le silence des harpes
Ma France d'au-delà le déluge salut

Louis ARAGON, Le Musée Grévin

jeudi 6 mai 2010

Complainte-Epitaphe

La Femme,
Mon âme :
Ah ! quels
Appels !

Pastels
Mortels,
Qu'on blâme
Mes gammes !

Un fou
S'avance,
Et danse.

Silence...
Lui, où ?
Coucou.

Jules LAFORGUE, Les Complaintes

mercredi 5 mai 2010

L'extase

Je suis devant ce paysage féminin
Comme un enfant devant le feu
Souriant vaguement et les larmes aux yeux
Devant ce paysage où tout remue en moi
Où des miroirs s'embuent où des miroirs s'éclairent
Reflétant deux corps nus saison contre saison

J'ai tant de raisons de me perdre
Sur cette terre sans chemins et sous ce ciel sans horizon
Belles raisons que j'ignorais hier
Et que je n'oublierai jamais
Belles clés des regards clés filles d'elles-mêmes
Devant ce paysage où la nature est mienne

Devant le feu le premier feu
Bonne raison maîtresse
Etoile identifiée
Et sur la terre et sous le ciel hors de mon coeur et dans mon coeur
Second bourgeon première feuille verte
Que la mer couvre de ses ailes
Et le soleil au bout de tout venant de nous

Je suis devant ce paysage féminin
Comme une branche dans le feu.

Paul ELUARD, Le Temps déborde (24 novembre 1946)

lundi 3 mai 2010

Eternité

...que l'éternité puisse exister dans le temps même de la vie, c'est ce que l'amour, dont l'essence est la fidélité ...vient prouver.

Alain BADIOU, Eloge de l'amour

dimanche 2 mai 2010

Contradictions

Même ce qui apparaît dans l'homme comme un état contradictoire...doit être synthétisé en une suite ordonnée...afin que les contradictions apparentes se résolvent en une seule et unique fin, la puissance divine étant capable d'inventer un espoir où il n'y a plus d'espoir, et une voie dans l'impossible.

Saint Grégoire de Nysse
, Patrologia Graeca

mercredi 28 avril 2010

Le bonheur

Pour être heureux...il faut réagir contre la tendance au moindre effort qui nous porte, ou bien à rester sur place, ou bien à chercher de préférence dans l'agitation extérieure le renouvellement de nos vies. Dans les riches et tangibles réalités matérielles qui nous entourent il faut sans doute que nous poussions des racines profondes. Mais c'est dans le travail de notre perfection intérieure, - intellectuelle, artistique, morale - que pour finir le bonheur nous attend. La chose la plus importante dans la vie ... c'est de se trouver soi-même.

Pierre TEILHARD de CHARDIN, Réflexions sur le bonheur (1943)

mardi 27 avril 2010

The Tuft of Flowers

I went to turn the grass once after one
Who mowed it in the dew before the sun.

The dew was gone that made his blade so keen
Before I came to view the levelled scene.

I looked for him behind an isle of trees;
I listened for his whetstone on the breeze.

But he had gone his way, the grass all mown,
And I must be, as he had been, - alone,

“As all must be,” I said within my heart,
“Whether they work together or apart.”

But as I said it, swift there passed me by
On noiseless wing a bewildered butterfly,

Seeking with memories grown dim o’er night
Some resting flower of yesterday’s delight.

And once I marked his flight go round and round,
As where some flower lay withering on the ground.

And then he flew as far as eye could see,
And then on tremulous wing came back to me.

I thought of questions that have no reply,
And would have turned to toss the grass to dry;

But he turned first, and led my eye to look
At a tall tuft of flowers beside a brook,

And leaping tongue of bloom the scythe had spared
Beside a reedy brook the scythe had bared.

The mower in the dew had loved them thus,
By leaving them to flourish, not for us,

Nor yet to draw one thought of ours to him,
But from sheer morning gladness at the brim.

The butterfly and I had lit upon,
Nevertheless, a message from the dawn,

That made me hear the wakening birds around,
And hear his long scythe whispering to the ground,

And feel a spirit kindred to my own;
So that henceforth I worked no more alone;

But glad with him, I worked as with his aid,
And weary, sought at noon with him the shade;

And dreaming, as it were, held brotherly speech
With one whose thought I had not hoped to reach.

“Men work together,” I told him from the heart,
“Whether they work together or apart.”

Robert FROST, A Boy’s Will

La Touffe de fleurs (fragment)


Un jour je suis allé retourner l’herbe
Après que quelqu’un l’eut fauchée
Toute couverte de rosée
Avant le lever du soleil.
La rosée qui rendait sa lame si tranchante
S’était évaporée
Avant que je n’arrive
Devant ce paysage nivelé.
Je le cherchai des yeux derrière un îlot d’arbres,
Et je tendis l’oreille
Pour entendre le crissement
De sa pierre à affûter dans le vent.
Mais, une fois toute l’herbe fauchée,
Il s’en était allé de son côté,
Et j’allais être
Comme lui—même – seul.
Mais, à l’instant précis où je disais cela,
Voici que, rapide, passa tout près de moi,
Sur des ailes silencieuses,
Un papillon éberlué,
Cherchant parmi des souvenirs
Que la nuit avait fait pâlir
Quelque fleur accueillante,
Qui avait fait sa joie hier.
Je l’observai une fois qui tournait en rond
Autour du même endroit,
Comme s’il y avait eu là
Quelque fleur flétrie couchée sur le sol.
Puis il s’envola aussi loin
Que le regard pouvait le suivre,
Puis, d’une aile tremblante,
Il s’en revint vers moi.

dimanche 25 avril 2010

Croire

« Poser l’acte de croire suppose la présence d’êtres qui se parlent, la présence d’un « je » qui écoute un « tu », après lui avoir parlé, la présence d’un « je » qui reconnaît l’altérité de ce « tu » dans le dialogue qu’ils ont engagé et qui les ouvre l’un à l’autre. Dans ce dialogue, je ne me contente pas d’apprendre quelque chose, je fais la connaissance de quelqu’un ; je le découvre autre que moi et le reconnais comme tel. Et cela rend possible que je croie en lui, que je lui fasse confiance, que je lui donne ma foi.
(...)
C’est en face de quelqu’un, en face de quelqu’un qui est autre, qu’un choix est à faire, qu’un risque est à prendre : croire ou ne pas croire que j’ai à chercher avec lui, en lui parlant et en l’écoutant, parce que la vérité qui inspire ma recherche et la sienne (que nous en soyons conscients ou non) veut que nous progressions dans sa connaissance par le chemin de ce dialogue. Croire en l’autre, en ce « tu » qui me parle, c’est m’ouvrir à la vérité et l’appeler, lui aussi, à s’y ouvrir ; c’est chercher la vérité et en témoigner. L’incroyant, lui, est celui qui se referme sur son moi. »

Marc-François LACAN
, Dieu n'est pas un assureur

mercredi 21 avril 2010

L'attention

L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l’amour.

Simone WEIL, La Pesanteur et la Grâce

dimanche 18 avril 2010

La sagesse

J’ai été très marqué par Spinoza qui dit que la sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais une méditation de la vie. D’une façon ou de l’autre, sous une forme ou sous une autre, la vie l’emportera toujours.

Michel HENRY, Auto-donation

samedi 17 avril 2010

La musique

La Musique parfois me prend comme une mer !
Vers la pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile;

La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l'immense gouffre
Me bercent. - D'autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !

Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal

mercredi 14 avril 2010

Déprise

Se séparer de soi : tâche aussi douloureuse qu'inéluctable et même nécessaire pour qui ne consent pas à rester sur place et que porte le désir d'avancer, d'aller au-devant de ce qui, n'étant pas soi, a des chances d'être à venir.

Jean-Bertrand PONTALIS, Le Dormeur éveillé

mardi 13 avril 2010

Marie (Sonnet)

Ainsi, quand la fleur printanière
Dans les bois va s'épanouir,
Au premier souffle du zéphyr
Elle sourit avec mystère;

Et sa tige fraîche et légère,
Sentant son calice s'ouvrir,
Jusque dans le sein de la terre
Frémit de joie et de désir.

Ainsi, quand ma douce Marie
Entr'ouvre sa lèvre chérie,
Et lève, en chantant, ses yeux bleus,

Dans l'harmonie et la lumière
Son âme semble tout entière
Monter en tremblant vers les cieux.

Alfred de MUSSET, Poésies nouvelles (1842)

lundi 12 avril 2010

Le courage de vivre

Ce n'est pas l'action révolutionnaire qui transforme le monde, mais l'activité que mènent les hommes depuis qu'ils sont sur terre pour vivre et pour survivre. Dans cette activité se découvre la force extraordinaire de la vie, une force pour se maintenir et continuer, un désir de persévérer dans l'être et, ensuite, de s'accroître. Il y a dans la vie ce courage exceptionnel et ce pouvoir d'invention.

Michel HENRY
, Auto-donation

dimanche 11 avril 2010

La fleur du coeur

Au profond du coeur
Il est une fleur
Sans couleur encore.
Seigneur, c'est la tienne !
C'est Toi qui l'as mise
Au profond du coeur,
Toi qui l'as nommée :
La fleur d'églantine !

Ses épines blessent
A sang notre coeur.
Et le coeur demande :
"Pourquoi cette fleur ?"

Le Seigneur répond :
"Le sang de ton coeur
Teindra l'églantine.
Ainsi auras-tu
La couleur du sang.
Ainsi en beauté
Tu m'approcheras."

Carl Jonas Love ALMQVIST
, Songes (1793-1866)

mercredi 7 avril 2010

Souvenir

Le vent du nord-est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu'il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S'allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d'argent.

Je m'en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d'ormes,
Mais dans la cour, c'est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves
Brillants, glisse le bercement des brises.

(...)

Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d'où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l'amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.

Hölderlin, Hymnes

lundi 5 avril 2010

Renouveau

L'odeur de la première pluie nocturne, sous le ciel clair. Saison ouverte, retour.
Dans la vie, il n'y a pas de retour. Beauté de ce rythme discordant - sur le retour périodique des saisons, la progression des années qui colorent de façon toujours différente un thème semblable - mesure et invention, constance et découverte - l'âge est une accumulation de choses semblables que l'on enrichit et que l'on approfondit de plus en plus.

Cesare PAVESE, Le métier de vivre (30 mars 1948)

dimanche 4 avril 2010

Joyeuses Pâques !

Il est parvenu à la "consommation", au terme et à la perfection. L'histoire du monde est virtuellement achevée, car la mort et la résurrection ont, dans le Christ, amené à la plénitude finale le temps qui, pour l'Ecriture, est non seulement la norme mais la réalité de l'histoire.

F. X. DURRWELL, La Résurrection de Jésus mystère de salut, Le Puy, Lyon, Paris, Editions Xavier Mappus, 1963, p. 165.

samedi 3 avril 2010

Recueillement

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

Charles BAUDELAIRE
, Les Fleurs du Mal (1861)

vendredi 2 avril 2010

Mystère douloureux

L'amour est une chose divine. S'il entre dans un coeur humain, il le brise.

Simone WEIL
, La connaissance surnaturelle

mardi 30 mars 2010

Elégie

Lucie

Mes chers amis, quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière.
J’aime son feuillage éploré ;
La pâleur m’en est douce et chère,
Et son ombre sera légère
A la terre où je dormirai.

Alfred de MUSSET, Poésies nouvelles

lundi 29 mars 2010

Timidité

Timidez

Basta-me um pequeno gesto,
feito de longe e de leve,
para que venhas comigo
e eu para sempre te leve...

- mas só esse eu não farei.

Uma palavra caída
das montanhas dos instantes
desmancha todos os mares
e une as terras mais distantes...

- palavra que não direi.

Para que tu me adivinhes,
entre os ventos taciturnos,
apago meus pensamentos,
ponho vestidos noturnos,

- que amargamente inventei.

E, enquanto não me descobres,
os mundos vão navegando
nos ares certos do tempo,
até não se sabe quando...

e um dia me acabarei.

Cecília MEIRELES
, Timidez

dimanche 28 mars 2010

Lumière du Monde

Ainsi donc, bien loin que de notre nuit jaillisse graduellement la lumière, c'est la lumière préexistante qui, patiemment et infailliblement, élimine nos ombres. Nous autres, créatures, nous sommes, par nous-mêmes, le Sombre et le Vide. Vous êtes, mon Dieu, le fond même et la stabilité du Milieu éternel, sans durée ni espace, en qui, graduellement, notre Univers émerge et s'achève, en perdant les limites par où il nous paraît si grand. Tout est être, il n'y a que de l'être partout, hors de la fragmentation des créatures, et de l'opposition de leurs atomes.

Pierre TEILHARD DE CHARDIN, La Messe sur le Monde (1965)

samedi 27 mars 2010

Paroles pour un hymne ancien

Connais-tu de la nuit le silence,
Le silence saint de la nuit ?
Vents, vagues, monts, vallées,
Tout se tait, tout est calme.

C'est alors que monte du coeur
La prière silencieuse :
A moi aussi, ô Père, accorde
La paix des innocents !

Erik Gustaf GEIJER
(1783-1847)

vendredi 26 mars 2010

Paradoxe de l'amour

Il n'y a pas d'amour malheureux : on ne possède que ce qu'on ne possède pas. Il n'y a pas d'amour heureux : ce qu'on possède, on ne le possède plus.

Marguerite YOURCENAR, Feux (1957)

jeudi 25 mars 2010

JAMAIS

Jamais, avez-vous dit, tandis qu’autour de nous
Résonnait de Schubert la plaintive musique ;
Jamais, avez-vous dit, tandis que, malgré vous,
Brillait de vos grands yeux l’azur mélancolique.

Jamais, répétiez-vous, pâle et d’un air si doux
Qu’on eût cru voir sourire une médaille antique.
Mais des trésors secrets l’instinct fier et pudique
Vous couvrit de rougeur, comme un voile jaloux.

Quel mot vous prononcez, marquise, et quel dommage !
Hélas ! je ne voyais ni ce charmant visage,
Ni ce divin sourire, en vous parlant d’aimer.

Vos yeux bleus sont moins doux que votre âme n’est belle.
Même en les regardant, je ne regrettais qu’elle,
Et de voir dans sa fleur un tel cœur se fermer.

Alfred de MUSSET, Poésies nouvelles (1839)

mardi 23 mars 2010

Elle

Que tu me sois l'étoile et le chemin
M'étais-je murmuré sans te le dire
En t'accueillant dans mon regard si bien
Lavé au vent salubre de ton rire
Qui s'emparait de moi jusqu'aux confins
Moi l'incertaine emplie toute soudain
D'une présence extatique moi-même
Plénitude qui me venait d'être connue
Comme la nuit l'est du matin qui la dissipe
Quel calme unifiant régnait sur ce matin
En suspens à n'en pas finir d'être joyeuse
Tant que l'étoile ferait signe du lointain.

Pierre EMMANUEL, Duel (1979)

dimanche 21 mars 2010

Misère de l'homme ...

La contradiction seule fait la preuve que nous ne sommes pas tout. La contradiction est notre misère, et le sentiment de notre misère est le sentiment de la réalité. Car notre misère, nous ne la fabriquons pas. Elle est vraie...

Simone WEIL, La Pesanteur et la Grâce

vendredi 19 mars 2010

Plus beau que tout

Plus beau que tout, c'est quand le jour décline.
L'excès d'amour dont le ciel est gonflé
emplit les airs d'une sombre clarté
qui vers la terre s'achemine
et s'en vient baigner
les toits des chaumines.
Tout est tendresse. On dirait que des mains
d'une douceur extrême vous caressent.
Tout est proche et tout est lointain.
Tout vous prodigue ses richesses
comme un prêt soudain
fait à l'être humain.
Tout m'appartient et tout va cependant
m'être enlevé dans un très court instant :
arbre, nuage et jusqu'à ce sentier
où je suis mes songes fugaces.
Seul, je vais errer
sans laisser de traces.

Pär LAGERKVIST (1891)
traduct. J.-V. Pellerin

jeudi 18 mars 2010

La vie humaine

C'est une roue instable que cette courte vie aux mille formes. Elle s'élève, puis retombe, car elle ne s'arrête pas, même quand elle semble se fixer. Quand elle fuit, on la retient, et quand on croit qu'elle reste là, elle s'échappe brusquement. Elle bondit souvent, mais sans pouvoir s'enfuir. Elle tire, elle tire vers le bas, par son mouvement qui brise l'équilibre. Si bien que, pour qui veut la décrire, elle n'est qu'une fumée, un rêve ou une fleur dans l'herbe.

Grégoire de NAZIANZE

mercredi 17 mars 2010

Que serais-je sans toi

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

J'ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j'ai vu désormais le monde à ta façon
J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson.


Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu'il fait jour à midi, qu'un ciel peut être bleu
Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne
Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux
Tu m'as pris par la main comme un amant heureux.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N'est-ce pas un sanglot que la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues.
Terre, terre, voici ses rades inconnues.

Louis ARAGON, Le roman inachevé

lundi 15 mars 2010

L'amour, la mort

Entre la mort et nous, il n'y a parfois que l'épaisseur d'un seul être. Cet être enlevé, il n'y aurait que la mort.

Marguerite YOURCENAR, Feux (1957)

dimanche 14 mars 2010

Le temps

La sainteté seule fait sortir du temps. Nous vivons ici-bas dans un mélange de temps et d'éternité. L'enfer serait du temps pur.

Simone WEIL, La connaissance surnaturelle

vendredi 12 mars 2010

La Fileuse

Lilia..., neque nent.

Assise, la fileuse au bleu de la croisée
Où le jardin mélodieux se dodeline;
Le rouet ancien qui ronfle l'a grisée.

Lasse, ayant bu l'azur, de filer la câline
Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,
Elle songe, et sa tête petite s'incline.

Un arbuste et l'air pur font une source vive
Qui, suspendue au jour, délicieuse arrose
De ses pertes de fleurs le jardin de l'oisive.

Une tige, où le vent vagabond se repose,
Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,
Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.

Mais la dormeuse file une laine isolée;
Mystérieusement l'ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.

Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,
La chevelure ondule au gré de la caresse ...

Derrière tant de fleurs, l'azur se dissimule,
Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :
Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.

Ta soeur, la grande rose où sourit une sainte,
Parfume ton front vague au vent de son haleine
Innocente, et tu crois languir ... Tu es éteinte

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.

Paul VALERY, Album de vers anciens

mercredi 10 mars 2010

Sonnet

XVII

My love, and not I, is the egoist.
My love for thee loves itself more than thee;
Ay, more than me, in whom it doth exist,
And makes me live that it may feed on me.
In the country of bridges the bridge is
More real than the shores it doth unsever;
So in our world, all of Relation, this
Is true - that truer is Love than either lover.
This thought therefore comes lightly to Doubt's door -
If we, seeing substance of this world, are not
Mere Intervals, God's Absence and no more,
Hollows in real Consciousness and Thought.
And if 'tis possible to Thought to bear this fruit,
Why should it not be possible to Truth ?

Fernando PESSOA, 35 Sonnets in Poemas Ingleses
***
O meu amor, não eu, é egoísta,
Que mais se ama a si do que a ti ;
Ai, mais do que a mim, onde ele existe,
E dá-me vida para o sustentar.
Na pátria das pontes, uma ponte
É mais real que as margens que reúne ;
E, neste mundo de Relação, isto
É vero : ser mais vero amor que amante.
Aceita pois a dúvida sejamos
Nós, do mundo a vidente substância,
Mero Intervalo, Ausência de Deus, nada –
Vazios na real Consciência abertos.
E se tal fruto o Pensamento sofre,
Certamente a Verdade há-de aceitá-lo.


Trad. de Adolfo Casais Monteiro

lundi 8 mars 2010

Lui

44

Ce n'est pas toi qui m'auras foudroyé
Mais un Principe en toi que tu ignores
Et qu'il est digne et juste que j'adore
Lorsque tu crois que je tombe à tes pieds
Je te regarde et déjà je t'oublie
Sans ton image apprendre à méditer
Ce qui procède en toi d'une Beauté
Dont par orgueil tu te refuses la lumière
Parce que ce halo de faiblesse à tes yeux
Nimbe un geste de confiance une tendresse
Que ton esprit ne peut imposer à ce corps
Qui n'a de féminin pour l'homme que la mort.

Pierre EMMANUEL, Duel (1979)

dimanche 7 mars 2010

La foi

La foi est croire que Dieu est amour et rien d'autre.
Ce n'est pas encore la bonne expression.
La foi est croire que la réalité est amour et rien d'autre.

Simone WEIL, La connaissance surnaturelle

vendredi 5 mars 2010

L'amour

L'amour est douleur. Qui ne souffre pas (pour l'autre) n'aime pas (l'autre).

Vassili ROZANOV, Feuilles tombées (1984)

mercredi 3 mars 2010

Un jour de spleen ...

Edge

The woman is perfected
Her dead
Body wears the smile of accomplishment,
The illusion of a Greek necessity
Flows in the scrolls of her toga,
Her bare
Feet seem to be saying:
We have come so far, it is over.
Each dead child coiled, a white serpent,
One at each little
Pitcher of milk, now empty
She has folded
Them back into her body as petals
Of a rose close when the garden
Stiffens and odors bleed
From the sweet, deep throats of the night flower.
The moon has nothing to be sad about,
Staring from her hood of bone.
She is used to this sort of thing.
Her blacks crackle and drag.

Sylvia PLATH (Feb. 5, 1963)

lundi 1 mars 2010

Les colchiques (fragment)

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Guillaume APOLLINAIRE
, Alcools

dimanche 28 février 2010

Le bruit

Le bruit
qui empêche d'entendre
la voix de Dieu
n'est pas,
vraiment pas,
le brouhaha des hommes
ou la trépidation des villes,
et encore moins
le frémissement des vents
ou le murmure des eaux...

Le bruit
qui étouffe
la voix divine,
c'est le tumulte intérieur
de l'amour-propre froissé,
du soupçon qui s'éveille,
de l'ambition qui ne s'endort jamais ...

Dom Helder CAMARA, Mille raisons pour vivre (31 juilllet 1970)

samedi 27 février 2010

Ô douleurs de l'amour !

Ô douleurs de l'amour !
Comme vous m'êtes nécessaires et comme vous m'êtes chères.
Mes yeux qui se ferment sur des larmes imaginaires, mes mains qui se tendent sans cesse vers le vide.
J'ai rêvé cette nuit de paysages insensés et d'aventures dangereuses aussi bien du point de vue de la mort que du point de vue de la vie qui sont aussi le point de vue de l'amour.
Au réveil vous étiez présentes, ô douleurs de l'amour, ô muses du désert, ô muses exigeantes.

Robert DESNOS
, A la mystérieuse (1926)

vendredi 26 février 2010

Rondeau

Fut-il jamais douceur de coeur pareille
A voir Manon dans mes bras sommeiller ?
Son front coquet parfume l'oreiller;
Dans son beau sein j'entends son coeur qui veille.
Un songe passe, et s'en vient l'égayer.

Ainsi s'endort une fleur d'églantier,
Dans son calice enfermant une abeille.
Moi, je la berce; un plus charmant métier
Fut-il jamais ?

Mais le jour vient, et l'Aurore vermeille
Effeuille au vent son bouquet printanier.
Le peigne en main et la perle à l'oreille,
A son miroir Manon court m'oublier.
Hélas ! l'amour sans lendemain ni veille
Fut-il jamais ?

Alfred de MUSSET, Poésies nouvelles (1842)

dimanche 21 février 2010

From "Under Milk Wood"

Every morning when I wake,
Dear Lord, a little prayer I make,
O please to keep Thy lovely eye
On all poor creatures born to die.

And every evening at sun-down
I ask a blessing on the town,
For whether we last the night or no
I'm sure is always touch-and-go.

We are not wholly bad or good
Who live our lives under Milk Wood,
And Thou, I know, wilt be the first
To see our best side, not our worst.

O let us see another day !
Bless us this night, I pray,
And to the sun we all will bow
And say, good-bye-but just for now !

Dylan THOMAS, Under Milk Wood (1914-1953)

samedi 20 février 2010

Savoir ne pas savoir

La certitude du savoir de l'homme ne cache jamais que l'incertitude de sa vie.

Denis VASSE, Le temps du désir

vendredi 12 février 2010

J'aime l'âne ...

J’aime l’âne si doux
marchant le long des houx.

Il prend garde aux abeilles
et bouge ses oreilles ;

et il porte les pauvres
et des sacs remplis d’orge.

Il va, près des fossés,
d’un petit pas cassé.

Mon amie le croit bête
parce qu’il est poète.

Il réfléchit toujours.
Ses yeux sont en velours.

Jeune fille au doux cœur,
tu n’as pas sa douceur :

car il est devant Dieu
l’âne doux du ciel bleu.

Et il reste à l’étable,
fatigué, misérable,

ayant bien fatigué
ses pauvres petits pieds.

Il a fait son devoir
du matin jusqu’au soir.

Qu’as-tu fait jeune fille ?
Tu as tiré l’aiguille …

Mais l’âne s’est blessé :
la mouche l’a piqué.

Il a tant travaillé
que ça vous fait pitié.

Qu’as-tu mangé petite ?
- T’as mangé des cerises.

L’âne n’a pas eu d’orge,
car le maître est trop pauvre,

Il a sucé la corde,
puis a dormi dans l’ombre …

La corde de ton cœur
n’a pas cette douceur.

Il est l’âne si doux
marchant le long des houx.

J’ai le cœur ulcéré :
ce mot-là te plairait.

Dis-moi donc, ma chérie,
si je pleure ou je ris ?

Va trouver le vieil âne,
et dis-lui que mon âme

est sur les grands chemins,
comme lui le matin.

Demande-lui, chérie,
si je pleure ou je ris ?

Je doute qu’il réponde :
il marchera dans l’ombre,

crevé par la douceur,
sur le chemin en fleurs.

Francis JAMMES, De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir

jeudi 11 février 2010

Ma morte vivante (fragment)

Dans mon chagrin rien n'est en mouvement
J'attends personne ne viendra
Ni de jour ni de nuit
Ni jamais plus de ce qui fut moi-même

Mes yeux se sont séparés de tes yeux
Ils perdent leur confiance ils perdent leur lumière
Ma bouche s'est séparée de ta bouche
Ma bouche s'est séparée du plaisir
Et du sens de l'amour et du sens de la vie
Mes mains se sont séparées de tes mains
Mes mains laissent tout échapper
Mes pieds se sont séparés de tes pieds
Ils n'avanceront plus il n'y a plus de routes
Ils ne connaîtront plus mon poids ni le repos

Il m'est donné de voir ma vie finir
...
Ma vie en ton pouvoir
Que j'ai crue infinie
...
J'étais si près de toi que j'ai froid près des autres.

Paul ELUARD, Le temps déborde (1947)

mercredi 10 février 2010

Odelette

Un petit roseau m'a suffi
Pour faire frémir l'herbe haute
Et tout le pré
Et les doux saules
Et le ruisseau qui chante aussi;
Un petit roseau m'a suffi

A faire chanter la forêt.


Ceux qui passent l'ont entendu
Au fond du soir, en leurs pensées,
Dans le silence et dans le vent,
Clair ou perdu,
Proche ou lointain...
Ceux qui passent, en leurs pensées,
En écoutant, au fond d'eux-mêmes
L'entendront encore et l'entendent
Toujours qui chante.


Il m'a suffi

De ce petit roseau cueilli,

A la fontaine où vint l'Amour
Mirer, un jour,
Sa face grave

Et qui pleurait,

Pour faire pleurer ceux qui passent
Et trembler l'herbe et frémir l'eau;
Et j'ai, du souffle d'un roseau,
Fait chanter toute la forêt.


Henri de REGNIER
, Les jeux rustiques et divins

lundi 8 février 2010

Le rideau de ma voisine

Imité de Goethe

Le rideau de ma voisine
Se soulève lentement.
Elle va, je l'imagine,
Prendre l'air un moment.

On entr'ouvre la fenêtre :
Je sens mon coeur palpiter.
Elle veut savoir peut-être
Si je suis à guetter.

Mais, hélas ! ce n'est qu'un rêve;
Ma voisine aime un lourdaud,
Et c'est le vent qui soulève
Le coin de son rideau.

Alfred de MUSSET, Poésies nouvelles

Simple voeu

Je souhaite dans ma maison
Une femme ayant sa raison,
Un chat passant parmi des livres,
Des amis en toute saison,
Sans lesquels je ne peux pas vivre

Guillaume APOLLINAIRE, Bestiaire

dimanche 7 février 2010

Désir d'éternité

...la vie comporte une impulsion vers la rapidité, soit comme fuite devant le danger, soit comme tension vers un objet digne de convoitise. Elle comporte aussi l'impulsion contraire, vers ce qui est détente, absence d'intention et repos. Nous connaissons - rarement il est vrai - ces instants où tout en nous se fait silence, où le désir et la crainte disparaissent. On ne réalise plus qu'on ait jamais pu aller à la poursuite des choses ou craindre quoi que ce soit. Il semble qu'on frôle de peu l'instant d'achèvement où ce courant tourmenté arrivera à l'arrêt complet, parce qu'il a atteint la plénitude, non telle ou telle chose, qui toujours déçoit, mais simplement la plénitude de l'exister, de l'exister tout court et qui contient tout.

Romano GUARDINI, Les fins dernières

samedi 6 février 2010

César

César, calme César, le pied sur toute chose,
Les poings durs dans la barbe, et l'oeil sombre peuplé
D'aigles et des combats du couchant contemplé,
Ton coeur s'enfle, et se sent toute-puissante Cause.

Le lac en vain palpite et lèche son lit rose;
En vain d'or précieux brille le jeune blé;
Tu durcis dans les noeuds de ton corps rassemblé
L'ordre, qui doit enfin fendre ta bouche close.

L'ample monde, au delà de l'immense horizon,
L'Empire attend l'éclair, le décret, le tison
Qui changeront le soir en furieuse aurore.

Heureux là-bas sur l'onde, et bercée du hasard,
Un pêcheur indolent qui flotte et chante, ignore
Quelle foudre s'amasse au centre de César.

Paul VALERY, Album de vers anciens

vendredi 5 février 2010

Para el alma imposible de mi amada

Amada : no has querido plasmarte jamás

como lo ha pensado mi divino amor.

Quédate en la hostia,

ciega e impalpable,

como existe Dios.

Si he cantado mucho, he llorado más

por ti ¡ oh mi parabola excelsa de amor !

Quédate en el seso,

y en el mito inmenso

de mi corazón !

Es la fe, la fragua donde yo quemé

el terroso hierro de tanta mujer ;

y en un yunque impío te quise pulir.

Quédate en la eterna

nebulosa, ahí,

en la multicencia de un dulce noser.


Y si no has querido plasmarte jamás

en mi metafísica emoción de amor,

deja que me azote,

como un pecador.


César VALLEJO, Los heraldos negros (1918)

jeudi 4 février 2010

Mon frère

Comme le scorpion, mon frère

Tu es comme le scopion

Dans une nuit d’épouvante,

Comme le moineau, mon frère

Tu es comme le moineau

Dans ses menues inquiétudes.

Comme la moule, mon frère,

Tu es comme la moule

Enfermée et tranquille.

Tu es terrible, mon frère,

Comme la bouche d’un volcan éteint.

Et tu n’es pas un, hélas,

Tu n’es pas cinq,

Tu es des millions.

Tu es comme le mouton, mon frère,

Quand le bourreau lève son bâton

Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau

Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.

Tu es la plus drôle des créatures, en somme,

Plus drôle que le poisson

Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s’il y a tant de misère sur terre

C’est grâce à toi, mon frère,

Si nous sommes affamés, épuisés,

Si nous sommes écorchés jusqu’au sang,

Pressés comme la grappe pour donner notre vin,

Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non,

Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.



Nazim HIKMET, Anthologie poétique (1948)

mercredi 3 février 2010

La chanson d'Eviradnus

Si tu veux, faisons un rêve.
Montons sur deux palefrois;
Tu m'emmènes, je t'enlève.
L'oiseau chante dans les bois.

Je suis ton maître et ta proie,
Partons, c'est la fin du jour;
Mon cheval sera la joie,
Ton cheval sera l'amour.

Nous ferons toucher leurs têtes;
Les voyages sont aisés;
Nous donnerons à ces bêtes
Une avoine de baisers...

Viens, sois tendre, je suis ivre.
O les verts taillis mouillés !
Ton souffle te fera suivre
Des papillons réveillés...

Allons-nous en par l'Autriche !
Nous aurons l'aube à nos fronts;
Je serai grand, et toi riche,
Puisque nous nous aimerons.

Allons-nous-en par la terre,
Sur nos deux chevaux charmants,
Dans l'azur, dans le mystère,
Dans les éblouissements !

Nous entrerons à l'auberge,
Et nous paierons l'hôtelier
De ton sourire de vierge,
De mon bonjour d'écolier.

Tu seras dame, et moi comte;
Viens, mon coeur s'épanouit;
Viens, nous conterons ce conte
Aux étoiles de la nuit.

Victor HUGO, La légende des siècles

mardi 2 février 2010

La douleur

A la longue, une douleur se libère de l'anxiété, du souvenir, du soupçon qui la provoqua, et elle existe toute seule dans l'âme.

Cesare PAVESE, Le métier de vivre (12 mars 1945)

lundi 1 février 2010

L’isolement

« Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds :
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes :
Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur,
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon ;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs :
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières ?
Vains objets dont pour moi le charme est envolé
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours :
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? Je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts :
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ?

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire :
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puis-je, porté sur le char de l’aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi :
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir se lève et l’arrache aux vallons :
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons ! »

Alphonse de LAMARTINE, Méditations poétiques (1820)

Le Ruisseau

    L ’ entendez-vous , l’entendez-vous   Le menu flot sur les cailloux ?   Il passe et court et glisse,  Et doucement dédie aux branches,...