jeudi 27 décembre 2012

Le temps d'une vie

Que voulez-vous que je fasse du monde
Puisque si tôt il m'en faudra partir.
Le temps d'un peu saluer à la ronde,
De regarder ce qui reste à finir,
Le temps de voir entrer une ou deux femmes
Et leur jeunesse où nous ne serons pas
Et c'est déjà l'affaire de nos âmes.
Le corps sera mort de son embarras.

Jules SUPERVIELLE (1884-1960)

samedi 8 décembre 2012

La première fois...

Je n'ai jamais eu vingt ans mais je sais
qu'on tremble ainsi à vingt ans
quand on approche d'une femme
j'approche peut-être de vingt ans
pour trembler ainsi pour la première fois

tu me diras ce n'est pas la première tu ne diras rien
en tout cas tu ne diras jamais cela
ils diront ce n'est pas la première
et moi je dis
le mont des 40 ans bien dépassé un homme
quand il tremble encore ainsi de vivre
quand à l'approche de la vie (toi) il tremble
en son âme et ses jambes
je dis
c'est sûrement la première fois

quand
après les redites de la vie et les rides
après l'oubli après
la mer effaçant les plages
les cicatrices sous le rire
la vieille douleur en moi tremble de joie
c'est sûrement la première fois

Louis ALTHUSSER, Lettres à Franca (1961-1973)

vendredi 30 novembre 2012

Notre ère

Le monde est devenu fragile
Comme une coupe de cristal,
Les montagnes comme les villes
L'océan même est mis à mal.

Un roc est aussi vulnérable
Qu'une rose sur son rosier
Et le sable tant de fois sable
Doute et redoute sous nos pieds.

Tout peut disparaître si vite
Qu'on le regarde sans le voir.
La terre même est insolite
Que ne fait plus tourner l'espoir.

Hommes et femmes de tout âge
Regagnons vite nos nuages
Puisqu'il n'est pas d'asile sûr
Dans le solide et dans le dur.

Jules SUPERVIELLE, L'Escalier (1956)

samedi 10 novembre 2012

Je t'aime

Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues
Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu
Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond pour les premières fleurs
Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas
Je t’aime pour aimer
Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas

Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd’hui
Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille
Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir
Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie
Comme on oublie

Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne
Pour la santé
Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion
Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
Tu crois être le doute et tu n’es que raison
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi.

Paul ELUARD, Le phénix (1951)

vendredi 9 novembre 2012

1940

Nous sommes très loin en nous-mêmes
Avec la France dans les bras,
Chacun se croit seul avec elle
Et pense qu'on ne le voit pas.

Chacun est plein de gaucherie
Devant un bien si précieux,
Est-ce donc elle, la patrie,
Ce corps à la face des cieux ?

Chacun le tient à sa façoon
Dans une étreinte sans murmure
Et se mire dans sa figure
Comme au miroir le plus profond.

Jules SUPERVIELLE (1884-1960)

jeudi 8 novembre 2012

De toutes les prisons ...

Un son plus triste de guitare
Que s'il venait des doigts d'un mort
A traversé l'Andalousie
Et s'achemine vers le Nord.
C'est une musique transie
Mais qui cherche à se faire entendre
Et se voudrait encore tendre
Quand c'est un râle au fond du sort...

Jules SUPERVIELLE

mercredi 7 novembre 2012

To Jane : 'The keen stars were twinkling'

 I
The keen stars were twinkling,
And the fair moon was rising among them,
Dear Jane !
The guitar was tinkling,
But the notes were not sweet till you sung them
Again.

II
As the moon's soft splendour
O'er the faint cold starlight of Heaven
Is thrown,
So your voice most tender
To the strings without soul had them given
Its own.

III
The stars will awaken,
Though the moon sleep a full hour later,
To-night ;
No leaf will be shaken
Whilst the dews of your melody scatter
Delight.

IV
Though the sound overpowers,
Sing again, with your dear voice revealing
A tone
Of some world far from ours,
Where music and moonlight and feeling
Are one.

Percy Bysshe SHELLEY (1822)

***

A Jane

I
Les étoiles aiguës scintillaient,
Et la belle lune entre elles se levait,
Chère Jane !
La guitare tintait
Mais les notes n'étaient douces que quand vous les chantiez
De nouveau..

II
Comme la molle splendeur de la lune
Sur la faible, froide lumière des astres aux cieux
Se répand,
Ainsi votre voix, la plus tendre,
Aux accents dépourvus d'âme avait alors donné
La sienne.

III
Les étoiles s'éveilleront,
Quoique dorme la nuit une pleine heure plus tard
Cette nuit.
Nulle feuille ne remuera
Tandis que les rosées de votre mélodie épandront
Le délice.

IV
Quoique le son subjugue,
Chantez encore, de votre chère voix révélant
Une harmonie
De quelque monde loin du nôtre
Où la musique, le clair de lune, le sentiment
Ne font qu'un.

(Traduction A. Fontainas)



mardi 6 novembre 2012

Prière pour aller au Paradis avec les ânes


Lorsqu’il faudra aller vers Vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.
Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.
Je leur dirai : Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,
chassez les mouches plates, les coups et les abeilles…

Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes
que j’aime tant, parce qu’elles baissent la tête
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
d’une façon bien douce et qui me fait pitié.
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,
suivi de ceux qui portèrent au flanc des corbeilles,
de ceux traînant des voitures de saltimbanques
ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,
de ceux qui ont au dos des bidons bossués,
des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,
de ceux à qui l’on met de petits pantalons
à cause des plaies bleues et suintantes que font
les mouches entêtées qui s’y groupent en rond.
Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.
Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent
vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises
lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,
et faites que, penché dans ce séjour des âmes,
sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et douce pauvreté
à la limpidité de l’amour éternel.

Francis JAMMES (1868-1938), Le Deuil des primevères, Paris, Mercure de France, 1901.

samedi 3 novembre 2012

To Mary

O Mary dear, that you were here
With your brown eyes bright and clear,
And your sweet voice, like a bird
Singing love to its lone mate
In the ivy bower disconsolate ;
Voice the sweetest ever heard !
And your brow more ....
Than the sky
Of this azure Italy.
Mary dear, come to me soon,
I am not well whilst thou art far ;
As sunset to the sheperèd moon,
As twilight to the western star,
Thou, belovèd, art to me.
O Mary dear, that you were here ;
The Castle echo whispers 'Here !'

Percy Bysshe SHELLEY, Posthumous Poems, 1824.

jeudi 1 novembre 2012

La Vierge qui écoute

A l'église de mon village de Brangues il y a la chapelle du château :
C'est là que je vais tous les jours à cinq heures parce qu'il fait trop chaud.
On ne peut pas se promener tout le temps, alors autant aller chez le bon Dieu :
Dehors le soleil à tue-tête s'en donne, et la route à travers la place en hurlant on croirait qu'elle crie : Au feu !
Mais, dedans, la Sainte Vierge devant moi pour moi, elle est aussi fraîche et pure qu'un glacier,
Toute blanche avec son fils dans sa belle robe tout blanc, si longue qu'on ne lui voit que le bout des pieds.
Marie ! alors c'est ce gros imbécile encore une fois qui est là tout débordant d'anxiétés et de désirs !
Ah ! je n'aurai jamais assez de temps pour les choses que j'ai à Vous dire !
Mais elle, les yeux baissés, avec un visage sérieux et tendre,
Regarde les paroles sur ma bouche, comme quelqu'un qui écoute et qui se prépare à comprendre.

Paul CLAUDEL (1868-1955), Brangues, 27 juin1934.

mercredi 31 octobre 2012

To Jane : The recollection (fragment)

We wandered to the Pine Forest
That skirts the Ocean's foam,
The lightest wind was in its nest,
The tempest in its home.
The whispering waves were half asleep,
The clouds were gone to play,
And on the bosom deep
The smile of Heaven lay ;
It seemed as if the hour were one
Sent from beyond the skies,
Which scattered from above the sun
A light of Paradise.

Percy Bysshe SHELLEY (poem written in 1822)

Le Ressouvenir

Nous errions vers la forêt de pins
Que borde l'écume de l'Océan,
Le plus léger vent était dans son nid,
La tempête dans sa demeure.
Les ondes murmurantes étaient mi-endormies,
Les nuages étaient partis jouer,
Et sur le sein de l'abîme,
Le sourire des cieux s'étendait ;
Il semblait comme si l'heure en fût une
Envoyée de par-delà le ciel,
Qui dispersât de plus haut que le soleil
Une lumière de paradis.

(traduction A. Fontainas)

lundi 29 octobre 2012

Faites quelque chose de votre vie

Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d'être habillés de votre peau, de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie.

Charlotte DELBO 

samedi 27 octobre 2012

Rédemption

Aujourd'hui meurt le Christ perpétuellement
Aujourd'hui l'Esprit triple connaît la mortelle
Affre de l'agonie sous l'injure et longtemps
Retentissent à terre les boules des larmes

Nos vraies larmes d'impurs, aujourd'hui le ciel noir
Se fend en deux et s'ouvrent d'atroces lumières,
Il reste en croix, le Dieu mort attaquant la mort
Par le poids du sang mort, la vie sur cette terre.

A l'une que je tiens l'autre que je désire
Je dédie le sang mort
A l'une qui me lie l'autre encor qui m'inspire
Deux sexes de mon sort

Je demande pardon de passion errante
La lamentation changée en durs rayons
Je vois le Christ en or au fond des fins vivantes
Elles mourront et je mourrai : rédemption.

Pierre Jean JOUVE (1887-1976)

vendredi 5 octobre 2012

Love song I

Un peu de gris, un peu de pluie
et c'en est déjà presque trop
il faut chanter si bas pour t'endormir
Circé du bord des larmes

frêle et fragile comme tu l'es
parfois je me demande
d'où te viennent ces larges richesses d'ombre
et dans quels jeux silencieux tu t'égares
avec cette soie dévidée dans le noir
sans doute ne sais-tu pas toi-même
pour quelle lumière inconcevable
tu as préparé tant de nuit

auberge aveugle du chagrin
ouverte et jamais pleine
mon beau bémol
ma douce haine
ton secret, tes couloirs
tes veines
où j'habite et retiens ma voix

Nakano-ku, Tokyo, février 1965

Nicolas BOUVIER, Le dehors et le dedans (1997)

dimanche 30 septembre 2012

L'esprit de vérité

L'esprit de vérité n'est rien s'il n'est pas une lumière qui se porte au devant de la lumière, l'intelligibilité n'est rien si elle n'est pas à la fois une rencontre et la joie nuptiale qui s'attache à cette rencontre ; plus je tente de m'élever vers cette lumière incréée sans laquelle je ne serais pas regard - autant dire que je ne serais pas du tout - plus je progresse moi-même en quelque façon dans la foi.

Gabriel MARCEL, Le mystère de l'être (1951)

samedi 29 septembre 2012

Aimer

Amour pur des créatures : non pas amour en Dieu, mais amour qui a passé par Dieu comme par le feu. Amour qui se détache complètement des créatures pour monter à Dieu et en redescend associé à l'amour créateur de Dieu.
Ainsi s'unissent les deux contraires qui déchirent l'amour humain : aimer l'être aimé tel qu'il est et vouloir le recréer.

Simone WEIL, La Pesanteur et la Grâce (1948)

mercredi 4 juillet 2012

Pouchkine

Ah si, Pouchkine... je l'ai dévoré. On a beau connaître telle page, telle scène, on les relit ; c'est une nourriture. Ca vous pénètre, vous avez ça dans le sang, ça vous rafraîchit le cerveau tout en purifiant l'âme des péchés. Son

Lorsque pour le mortel le bruit du jour s'apaise (1)

vaut bien le psaume 50 ("Aie pitié de moi, mon Dieu"). C'est aussi grand, aussi abasourdissant et aussi religieux. C'est la même vérité.

Vassili ROZANOV, Feuilles tombées (1984)
_____________
(1) Souvenir (Vospominanie) 1828.

lundi 25 juin 2012

La tristesse

La tristesse est mon éternelle invitée. Combien je l'aime.
Elle n'est ni richement, ni pauvrement vêtue. Plutôt maigrichonne.
Je crois qu'elle ressemble à ma mère. Elle parle peu ou pas. Tout chez elle est dans le regard, ni amer, ni fâché. Mais existe-t-il des mots pour la décrire ? Elle est infinie.
- La tristesse, c'est l'infini !
Elle vient le soir avec l'obscurité, silencieuse, imperceptiblement. Elle est déjà "là" au moment où on la croit encore loin. Ne se livrant jamais à la moindre objection, à la moindre contestation, elle mêle à tout ce que vous pensez sa touche discrète : et cette "touche" est infinie.
La tristesse est un reproche, une plainte, un manque. Je crois qu'elle s'est approchée de l'homme le soir où Adam a "goûté" au fruit de l'arbre et a été chassé du Paradis. Depuis lors elle n'est jamais bien loin de lui. Toujours là "quelque part" : mais elle ne se montre qu'au crépuscule.

Vassili ROZANOV, Feuilles tombées (1984)

lundi 18 juin 2012

18 juin

Nous avons vécu ensemble,
Ensemble devenant des hommes.
Dans le monde divisé
Unis étaient nos coeurs.
Nous nous sommes reconnus,
Un peuple neuf...
Naissait avec des noms nouveaux,
C'était la Résistance.

Carlo LEVI (cité par Max Gallo, 1944-1945)

dimanche 10 juin 2012

Une réalité indicible

"... Cela nous fait déboucher sur l'idée d'une véritable contradiction ontologique entre notre réalité spatio-temporelle, où règnent des séparations, et une réalité profonde, infra-réelle ou surréelle, où règne l'inséparabilité. Il est possible que cette réalité inconnaissable ignore les séparations du temps et de l'espace, et soit inséparable cependant de notre monde du temps et de l'espace, c'est-à-dire de la séparabilité et de la séparation. Ainsi séparabilité et inséparabilité seraient inséparables. Le problème insondable est la relation que nous entretenons à ce réel profond dont nous pouvons approcher par la pensée et qui pourtant excède le pensable, c'est-à-dire excède nos séparations, nos distinctions, notre logique. Sommes-nous reliés à cette réalité indicible ou exilés d'elle ? Y participons-nous sans le savoir ? Par moments ? Par éclairs ?
J'ai de toute façon la conviction que toute séparation renvoie, d'une certaine manière, à une inséparabilité profonde. Il me semble que c'est là la grande vérité du mysticisme, qui nous met en communication avec une réalité profonde mystérieuse, où devant l'extase cessent les séparations. Dans l'amour, d'ailleurs, les êtres distincts que nous sommes deviennent, s'éprouvent comme inséparables. L'amour a une dimension mystique."

Edgar MORIN, Mes philosophes (2011)

jeudi 31 mai 2012

La charité

"Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d'entre elles, c'est la charité." (Paul, I Corinthiens 13, 13)

"Chacun contient en lui des galaxies de rêves et de fantasmes, des élans inassouvis de désirs et d'amours, des abîmes de malheur, des immensités d'indifférence glacée, des embrasements d'astres en feu, des déferlements de haine, des égarements débiles, des éclairs de lucidité, des orages déments..."
...
La rationalité de Pascal est inséparable de la conscience que la foi ne peut se fonder en raison. Elle s'accompagne de la conscience qu'il y a un odre supérieur que la raison ne connaît pas, qui a ses raisons propres et qui est celui de la charité. Cela conduit Pascal à l'Evangile : "L'unique objet de l'Ecriture est la charité."

Edgar MORIN, Mes philosophes (2011)

vendredi 23 mars 2012

March 10, 1859

These earliest spring days are peculiarly pleasant.We shall have no more of them for a year. I am apt to forget that we may have raw and blustering days a month hence. The combination of this delicious air, which you do not want to be warmer or softer, with the presence of ice and snow, you sitting on the bare russet portions, the south hillsides, of the earth, this is charm of these days. It is the summer beginning to show itself like an old friend in the midst of winter. You ramble from one drier russet patch to another. These are your stages. You have the air and sun of summer, over snow and ice, and in some places even the rustling of dry leaves under your feet, as in Indian-summer days.


Henry David THOREAU, Journal (1906)

mardi 20 mars 2012

La rencontre

Le moment de la rencontre est un moment unique où conscient et inconscient s'interpénètrent ; le souhait devient réalité, le rêve descend sur terre et apparaît sous forme d'un visage distingué entre tous, comme l'"objet" attendu secrètement par l'un et l'autre.
Depuis le stade du Miroir où nous avons émergé de la symbiose avec la mère et découvert la solitude, chacun de nous attendait cet autre moment qui annulerait la dualité alors découverte et rétablirait l'unité première. L'amour, c'est la tentative de repasser le Miroir dans l'autre sens, c'est annuler la différence, c'est renoncer à l'individu au nom de la symbiose (n'est-ce pas le même fantasme qui nous poussera à franchir également la barrière des corps et nous poussera à l'union sexuelle, vue comme perte de conscience de soi, et redécouverte de "l'un" réparti en deux corps, sans limites?).
L'amour, c'est le désir poussé à l'extrême d'une seule identité pour deux, c'est le passage en force du fantasme primitif de l'unicité avec la Mère. Disparité, différence, dissymétrie, se transforment au moment de l'amour en : assortiment, similitude, symétrie parfaite de deux désirs.
"L'amour est aveugle", dit-on ; c'est profondément vrai, car le principe de plaisir toujours présent dans notre vie nous pousse à retrouver la fusion idéale à la mère, fusion que nous avons laissée derrière nous, et que nous ne cessons de vouloir retrouver à travers l'objet aimé. Cela nous mènera à confondre rêve et réalité, au point de confondre un visage avec un autre, d'assimiler un sourire à un autre ; à force de vouloir voir l'"objet idéal" nous n'y voyons plus clair du tout... Nous sommes livrés aux mirages de notre inconscient. Ainsi les défauts de l'être aimé seront gommés au bénéfice de ses qualités, et si défauts il y a, ils seront assimilés à des ressemblances entre les partenaires amoureux.
En amour tout le monde rêve. Mais y a-t-il mieux à faire contre l'irréparable solitude découverte au stade du Miroir ?

Christiane OLIVIER, Les enfants de Jocaste (1980)

dimanche 18 mars 2012

Incantation

Les nuits de printemps pense à moi
et les nuits d'été pense à moi.
Les nuits d'automne pense à moi
et les nuits d'hiver pense à moi.
Je ne suis pas là-bas avec toi mais ici,
errant, me  semble-t-il, en un autre pays.
Sur le drap frais où tu dors à demi,
ce drap comme la mer sous ton corps alangui,
donne-toi à la vague, à la vague indolente
toute seule avec moi comme avec cette mer.

Le jour je ne veux pas, lointaine, que tu penses.
Qu'il bouleverse tout, à sa guise, le jour,
qu'il répande fumée et vin,
qu'il oblige à penser à autre chose !
Pense, le jour, comme il te plaît
mais, la nuit, ne pense plus qu'à moi.

Lorsque sifflent les trains,
lorsque le vent déchire en lambeaux les nuages,
écoute à quel point, dans l'étau qui m'écrase,
j'ai besoin que tes yeux se ferment de bonheur
et que tes mains, en cette chambre étroite,
serrent mes tempes jusqu'à me faire mal.

Au coeur du plus profond silence,
sous l'averse qui chante,
la neige scintillante,
dans tes rêves du soir, je t'en prie, pense à moi.
Les nuits de printemps pense à moi
et les nuits d'été pense à moi.
Les nuits d'automne pense à moi
et les nuits d'hiver pense à moi.

Eugène EVTOUCHENKO, Trois minutes de vérité (1963)

samedi 18 février 2012

L'an se rajeunissait...

L'an se rajeunissait en sa verte jouvence,
Quand je m'épris de vous, ma Sinope cruelle ;
Seize ans étaient la fleur de votre âge nouvelle,
Et votre teint sentait encore son enfance.

Vous aviez d'une infante encor la contenance,
La parole et les pas ; votre bouche était belle
Votre front et vos mains dignes d'une immortelle,
Et votre oeil, qui me fait trépasser, quand j'y pense.

Amour, qui ce jour-là si grandes beautés vit,
Dans un marbre, en mon coeur, d'un trait les écrivit.
Et si, pour le jour d'hui, vos beautés si parfaites

Ne sont comme autrefois, je n'en suis moins ravi,
Car je n'ai pas égard à cela que vous êtes,
Mais au doux souvenir des beautés que je vi.

Pierre de RONSARD, Pièces retranchées des Amours, XXX.

jeudi 9 février 2012

Tristesse

J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.

Alfred de MUSSET, Poésies nouvelles (1840).

vendredi 3 février 2012

Courbes, nuages, corps de femme...

Contempler les nuages a toujours constitué ma distraction favorite. J'y voyais des cathédrales, des guerriers, des animaux, des corps de femme et toutes sortes de choses fantastiques. Ce n'est pas l'angle droit qui m'attire. Ni la ligne droite, inflexible, créée par l'homme. Ce qui m'attire, c'est la courbe libre et sensuelle. La courbe que je rencontre dans les montagnes de mon pays, dans le cours sinueux de ses fleuves, dans les nuages du ciel, dans le corps des femmes. Tout l'univers est fait de courbes.

Oscar NIEMEYER, Je cherche toujours à inventer (2007)

mercredi 1 février 2012

La poésie

Quelle peut être l'utilité de la poésie, dans un monde où la dictature de l'image tend à la bâillonner ? Je pense qu'elle doit justement lutter contre cette dictature-là, omniprésente, sournoise. Plus que jamais, la poésie a un devoir de résistance, mais elle a bien d'autres missions.
Je crois d'abord qu'elle a une mission d'éveil. Elle nous aide à trouver une nouvelle spiritualité, à forger de nouvelles mythologies, afin de proposer une alternative aux discours religieux actuels, lesquels sont de plus en plus monolithiques, voire intégristes. Mais la poésie a une autre mission, essentielle elle aussi : parce qu'elle est invention, surtout sur le plan musical, elle ajoute aux mots de tous les jours des éléments nouveaux qui les transforment, les décapent et les purifient en les détournant de leur usage routinier. La poésie sert à faire évoluer notre langage. Enfin, parce qu'ils travaillent dans le pluriel de l'imaginaire, la polyphonie et la fantaisie, les poètes tracent des chemins buissonniers qui permettent d'éviter les écueils du dogmatisme. J'ajouterais enfin qu'ils ne gagnent pas d'argent, et que cette image est très subversive, dans  un monde où le fric est devenu un dieu.

Michel BUTOR, Ecrire, c'est détruire les barrières (2006)

mardi 31 janvier 2012

De la littérature

Dans la vie, on fait rarement l'expérience de pénétrer le cerveau d'un autre. Seule la littérature offre cette possibilité : habiter l'esprit de gens qui ne sont pas nous. C'est pour ça que nous aimons lire. C'est pour ça que la lecture est si belle, si provocante, si humaine : parce qu'elle nous permet de partager avec les autres quelque chose d'intime. Un livre, c'est le seul lieu au monde où deux étrangers peuvent se rencontrer de façon intime.

Paul AUSTER, New York, c'est le monde ! (2002)

mardi 17 janvier 2012

Hymne

A la très-chère, à la très-belle
Qui remplit mon coeur de clarté,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en l'immortalité !

Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l'éternel.

Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphère d'un cher réduit,
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers la nuit,

Comment, amour incorruptible,
T'exprimer avec vérité ?
Grain de musc qui gis, invisible,
Au fond de mon éternité !

A la très-bonne, à la très-belle,
Qui fait ma joie et ma santé,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en l'immortalité !

Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, XLII.


dimanche 15 janvier 2012

Amour à mort (Narcisse)

La bouffée d'abîme peut venir d'une blessure, mais aussi d'une fusion : nous mourons ensemble de nous aimer : mort ouverte, par dilution dans l'éther, mort close du tombeau commun.

Il a fallu beaucoup de hasards, beaucoup de coïncidences surprenantes (et peut-être beaucoup de recherches), pour que je trouve l'Image qui, entre mille, convient à mon désir.

Roland BARTHES, Fragments d'un discours amoureux (1977)

dimanche 8 janvier 2012

"Humanisme de l'autre homme"


Savez-vous que chaque minute un enfant meurt dans le monde d'une mort non naturelle, de la famine, de la violence ? Les leçons du XX° siècle n'ont pas été tirées. Nous avons essayé, mais elles n'ont pas été reçues. Comme ce messager de Kafka qui n'arrive pas à délivrer son message. Je suis triste pour les jeunes d'aujourd'hui. Si j'étais seul, je pourrais me dire : j'ai le droit de désespérer, j'ai toutes les raisons du monde pour ne plus avoir foi en l'homme ni en Dieu. Mais il y a l'autre. Dès qu'il y a l'autre, je n'ai plus le droit de renoncer.

Elie Wiesel, Nous n'avons pas tiré les leçons du XX° siècle.

lundi 2 janvier 2012

La langue, la poésie

Il est important d'être sensible aux suggestions de la langue, à la poésie qui nous transmet les mythes, les espérances, les héros, les figures symboliques incarnant des situations humaines.

Jacqueline de ROMILLY, Protéger le français, c'est essentiel 

Le Ruisseau

    L ’ entendez-vous , l’entendez-vous   Le menu flot sur les cailloux ?   Il passe et court et glisse,  Et doucement dédie aux branches,...