Quand je vais de Paris en Bretagne, je regarde souvent, de la fenêtre du train, s'approcher la grande modification attendue. Mais toujours elle échappe. Au Mans, nous sommes encore dans la dépendance de Paris et du fameux "bassin", le paysage reste ouvert. Or, à Laval, nous avons définitivement basculé dans un pays étrange, retiré, devenu secret, en dépit de sa platitude. Et pourtant nulle démarcation entre les deux. Est-ce dans le passage, en sous-sol, du calcaire au granit qu'on lit la mutation, ou de la tuile à l'ardoise du toit des maisons, ou dans le vert des prés, ou dans la forme des clochers ou même dans ces cieux, non plus tendrement "voilés de vapeurs roses" (Baudelaire), mais où les nuages sont structurés désormais en formes vertigineuses, si durement ciselées par le couchant ? Quand donc a commencé d'apparaître, dans l'atmosphère ou la vie des gens, l'élément marin ? Une chose est sûre : même si rien ne l'indique dans le relief, tout a changé sous nos yeux, sans qu'on le perçoive, et jusqu'à la façon dont le soleil se couche derrière les nuages. Un grand chavirement s'est produit, au cours du trajet, mais sans fissure qui le trahisse. Comme si rien ne s'était passé. Car cette prégnance, ou cette ambiance, cette""atmosphère", ne sont pas délimitables en termes de propriétés et sont donc réfractaires à notre prise ontologique.
C'est aussi pourquoi toute poésie descriptive est demeurée ennuyeuse, en dépit du génie des poètes. Car elle suppose toujours des "choses", formant socle, dont l'aspect soit à déterminer, les propriétés à qualifier. La mer "est grise", le ciel "est sombre"... On dit chaque fois une "chose", repliée sur ses attributs, alors qu'on veut évoquer un paysage ; on se trouve cantonné dans une assignation têtue, tandis que c'est une nature pervasive, communiquant de part en part, non bornée, qu'on voudrait capter. Combien a-t-il fallu d'infractions et d'écarts obstinément risqués, sous la poussée du poétique (ne serait-ce que les fameuses "licences" conquises à l'encontre de la grammaire), pour que soit sapé enfin cet attachement à la fonction prédicative du langage culminant trop avantageusement dans l'abondance romantique, en France, pour ne pas s'y briser... ; et que de cette voie impraticable, mais si longtemps pratiquée, Baudelaire insidieusement se détourne.
François JULLIEN, Les transformations silencieuses (2009)
C'est aussi pourquoi toute poésie descriptive est demeurée ennuyeuse, en dépit du génie des poètes. Car elle suppose toujours des "choses", formant socle, dont l'aspect soit à déterminer, les propriétés à qualifier. La mer "est grise", le ciel "est sombre"... On dit chaque fois une "chose", repliée sur ses attributs, alors qu'on veut évoquer un paysage ; on se trouve cantonné dans une assignation têtue, tandis que c'est une nature pervasive, communiquant de part en part, non bornée, qu'on voudrait capter. Combien a-t-il fallu d'infractions et d'écarts obstinément risqués, sous la poussée du poétique (ne serait-ce que les fameuses "licences" conquises à l'encontre de la grammaire), pour que soit sapé enfin cet attachement à la fonction prédicative du langage culminant trop avantageusement dans l'abondance romantique, en France, pour ne pas s'y briser... ; et que de cette voie impraticable, mais si longtemps pratiquée, Baudelaire insidieusement se détourne.
François JULLIEN, Les transformations silencieuses (2009)