"Dans la poésie chinoise, un bon poème ne dit pas mot du sentiment éprouvé, mais tout le laisse transparaître. Tout y est allusif, évoquant de biais ce qui, dit nommément, se trouverait aussitôt circonscrit et tari. De la femme délaissée (ou du fonctionnaire exilé), il n'est pas "dit" la mélancolie, mais que, devant sa porte, l'herbe a poussé (plus personne ne venant la voir) ; ou que sa ceinture est devenue lâche (elle n'a pas le coeur de s'alimenter). Ou bien, dans la peinture chinoise, quand il était donné à peindre un temple, le pinceau du lettré se gardait de tracer son architecture, ses murs et ses clochetons : car ce serait, le peignant comme objet, limiter d'emblée la dimension d'esprit (shen), d'essor et non pas étale, que celui-ci incarne. Mais voici que l'artiste esquisse, comme toujours, des "monts" et des "eaux" - les tensions animant le paysage - avec, se détachant à peine, sur le chemin qui zigzague au flanc du coteau ou dans l'ombre d'un vallon touffu, la discrète figure d'un moine coupant du bois ou portant l'eau : indice de ce qu'un temple est à proximité, qu'il serait vain de prétendre dépeindre et cerner - s'approprier. Mais cette silhouette entr'aperçue y renvoie indéfiniment, jusque dans son labeur le plus quotidien, y référant sans référer, sans (le) figer en un "quelque chose" - significatif et déterminé - qui, du coup, en perdrait la portée."
François JULLIEN, Cinq concepts proposés à la psychanalyse (2012)
François JULLIEN, Cinq concepts proposés à la psychanalyse (2012)