Megiro, Akihabara, Yostsuya, Ajabane... A Tokyo, la vie s'exprime en termes de gares. Petites stations du métro ou de la "Chuo Line", hauts lampadaires sur les feuilles neuves. La dernière rame passée, la chanson des socques de bois qui s'éloigne et décroît et le chalumeau déchirant - trois notes - du marchand de soupe chaude. Charrettes des métiers ambulants garées pour la nuit contre le quai. Petites gens, petites dettes qu'on oublie et qu'on retrouve : du Dickens japonais avec une ineffable douceur en plus. Au-delà des lumières, quelques arbres pris dans la nuit dont les ramures remuent les souvenirs, les rencontres, les mensonges et les regrets. Visages hallucinés collés aux vitres embuées. Gares posées comme une constellation sur la ville et qu'on égrène comme un rosaire dans le noir...
(...)
Cet après-midi là j'ai bien marché vingt kilomètres au hasard dans la ville. L'air était délicieux. J'ai visité au passage une exposition de photos japonaises d'un goût si exigeant que rien n'y bougeait plus. J'ai regardé les voitures de pompiers passer à toute allure dans des tourbillons de feuilles mortes. Leurs cloches de bronze sonnant à la volée, l'air d'aller à la fête avec leurs grappes de petits hommes noir et rouge accrochés aux échelles, coiffés de casques à protège-nuque comme les guerriers de Gengis Khan. Je me suis reposé les pieds dans une église russe en écoutant des choeurs assez nombreux et véhéments pour absoudre la ville entière. Ces avenues sans plan, ces entrepôts, ces librairies noires de monde, cette marée de jardinets, de maisonnettes inégales qui venait battre contre un canal croupi, contre un bloc d'immeubles ultramodernes, contre le ballast d'une voie ferrée... après huit heures de promenade, je me demandais encore si cela faisait une belle ville, ou même une ville tout court. Puis le soleil est descendu en se gonflant dans un ciel orange, dessinant en silhouette la ligne incongrue des toits, la folle écriture des antennes, des fils électriques et des ballons publicitaires contre un horizon qui virait au rouge, puis la pluie multicolore des néons. J'ai cessé de me poser des questions.
Nicolas BOUVIER, Chronique japonaise (1989)
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Cet après-midi là j'ai bien marché vingt kilomètres au hasard dans la ville. L'air était délicieux. J'ai visité au passage une exposition de photos japonaises d'un goût si exigeant que rien n'y bougeait plus. J'ai regardé les voitures de pompiers passer à toute allure dans des tourbillons de feuilles mortes. Leurs cloches de bronze sonnant à la volée, l'air d'aller à la fête avec leurs grappes de petits hommes noir et rouge accrochés aux échelles, coiffés de casques à protège-nuque comme les guerriers de Gengis Khan. Je me suis reposé les pieds dans une église russe en écoutant des choeurs assez nombreux et véhéments pour absoudre la ville entière. Ces avenues sans plan, ces entrepôts, ces librairies noires de monde, cette marée de jardinets, de maisonnettes inégales qui venait battre contre un canal croupi, contre un bloc d'immeubles ultramodernes, contre le ballast d'une voie ferrée... après huit heures de promenade, je me demandais encore si cela faisait une belle ville, ou même une ville tout court. Puis le soleil est descendu en se gonflant dans un ciel orange, dessinant en silhouette la ligne incongrue des toits, la folle écriture des antennes, des fils électriques et des ballons publicitaires contre un horizon qui virait au rouge, puis la pluie multicolore des néons. J'ai cessé de me poser des questions.
Nicolas BOUVIER, Chronique japonaise (1989)
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