mardi 21 août 2018

Présence intime

"Pour ne pas laisser la présence faire écran, on peut choisir de faire écran à la présence ; pour qu'elle ne s'enlise pas dans son plein jour, on peut vouloir la maintenir dans la pénombre ; pour éviter que la présence se désactive, on peut se maintenir sur le seuil, en amont, et ne pas entrer. Le Japon (la maison japonaise) a raffiné cet art de la présence tamisée pour prémunir la présence de son opacification. Bambous, stores, paravents, parois de soie ou de papier, cloisons mobiles ou rideaux tirés, mais aussi les manches levées sur la bouche et donnant à peine à apercevoir le visage, laissent filtrer la présence entre les amants, et la dissipent en atmosphère, plutôt que de strictement l'individuer et l'assigner. Ils organisent une obliquité d'accès qui les préserve de la brutalité, de l'agressivité du face-à-face. Présence qu'on entend venir dans un bruissement de soie, paroles qu'on échange à travers la frêle séparation, physionomies qu'on entrevoit : à la force (violence) de la parousie, on peut préférer une présence furtive, saisie à la dérobée, qui ne déçoit pas, cette déception étant à penser d'abord, dans nos termes, comme ontologique. Par une brèche de la clôture, on apercevait les reflets de l'étang, décrit le Genji. Le voyageur s'assoit parmi les chrysanthèmes aux couleurs avivées par le givre et tire une flûte du revers de sa manche. Quelque part dans la maison, une cithare se met à l'accompagner laissant déceler le jeu délicat d'une main de femme, venant de derrière le store, sous le miroitement de la lune."

François JULLIEN, Près d'elle (2016)

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